On monte aux quartiers réservés.
Réservés à qui, réservés à quoi ? Le sol n’est
pas trop propre, mais à l’hôtel, il y a un portier pour cirer les souliers des touristes. Ce
coin de ciel bleu, cette loque rouge à une fenêtre : parfait échantillonnage. Et ces foulards
d’un rose mourant que ressuscite l’opale énergique d’un pastis. Ravissantes lumières et ce
piano mécanique et ces danses à petits pas.
Les bouges, les voyous, les putains ont fait
florès, littérairement parlant, s’entend. Les
Goncourt l’avaient prévu. La fille Elisa, son
velours noir autour du cou, ses cheveux en
casque, c’était, déjà, de l’ écriture artiste. Ecriture artiste, excuse à l’analphabétisme foncier,
indécrottable de tous ces promeneurs si bien
portants, vêtus, nourris, venus en caravanes,
se réjouir des ruelles croupissantes et des
haillons de leurs habitants. De misérables bicoques entassées sur des collines, voilà bien
de quoi se réjouir, inspirer les pinceaux des
vieilles anglo-saxonnes. Quant à ceux qui savent suivre le fil de leurs désirs, dans ces labyrinthes, ils finissent toujours par arriver là
où il y a de la viande à acheter, à consommer.
Les belles dames philosophicardes qui restent à l’hôtel, pendant ce temps-là, bien sûr
qu’elles s’énervent. Elles ont pu se croire
toutes les cartes maîtresses en main. L’atout,
hélas, n’était point cœur. Le cœur (à quand
la psychanalyse des jeux ?) ne sort quasi-jamais.
A moins d’être barrées comme des Récamier, le moyen de supporter les contraintes
qui les désexue, puisque les abominables hypocrisies de l’adultère n’ont même pas, d’elles,
fait les égales de leurs amants rôdeurs. Pour
ces messieurs à qui la tradition bourgeoise a,
dès avant la puberté, appris à différencier
l’amour qu’on éprouve de celui qu’on fait,
leur sort n’est guère plus enviable.
L’hermaphrodite, c’est-à-dire le plus homme
des hommes et la plus femme des femmes,
Hermès et Aphrodite, ces deux personnes en
une seule confondue, unité même de l’amour
selon la statuaire grecque, aujourd’hui est
donné, non comme une synthèse de deux
créatures, mais le dédoublement analytique
et morbide d’une seule. L’hermaphroditisme
psychologique (compatible avec une physiologie et des goûts normaux) décide le mâle
amoureux de sa propre et seule virilité à en
faire, au moins, deux parts, la première pour
celle à qui va son désir, la seconde, pour les
rencontres.
Or, celui-là, tôt ou tard, sera victime de ce
mauvais calcul, de cette niaiserie arithmé
tique, d’après quoi, un seul, dissocié en ses
contraires, vaudrait, du fait même de son
dualisme non surmonté, beaucoup plus et
beaucoup mieux que deux synthèses de con
traires, ces deux synthèses, elles-mêmes en une
seule confondues.
Mais la suffisance masculine veut des putains à foutre et des petites, moyennes et
grandes cérébrales à respecter ou à moquer,
selon les cas.
Revers de la médaille : Baudelaire, le jour
qu’il veut pénétrer son Egérie officielle,
Mme Sabatier, la présidente (qu’on l’appelait)
n’arrive à rien. La présidente faisait partie
du système spirituel et non du système physique. Et pas moyen de passer d’une cosmo
gonie à l’autre. Bonne fille ou ambitieuse,
même avec le feu au derrière, elle ne tint pas
rigueur au poète de son impuissance. Quant à
lui, on imagine qu’il ne dut pas sortir trop
satisfait de chez la dame bas-bleu. Mais encore, savait-il où aller, chez Jeanne Duval, sa
maîtresse, sa concubine. Là, au moins, était-il
sûr de se sentir supérieur à la femme, sa
femme et de pouvoir jouer son rôle de mâle.
Et quel bonheur pour quelqu’un qui aime à
faire sa prière, comme il l’avoue dans Mon
cœur mis à nu, que de prévoir les critiques
mielleux qui, sans oublier de le blâmer, pour
la forme, le plaindront de cette liaison avec
une fille, dont il était sûr de l’infériorité, à
priori et plutôt deux fois qu’une, puisque la
société ne saurait avoir le caprice de bien
considérer une putain (et de une) de couleur
(et de deux).
Ainsi, le poète s’envoie à soi-même une de
ces épreuves que l’unanimité juge don de la
Providence, à qui se doit, par vocation, de
souffrir jusqu’au lyrisme.
Charme inattendu d’un bijou rose et noir.
Baudelaire aime la chair foncée, aux touchants replis de Jeanne Duval. Que l’autre,
la cérébrale, Mme Sabatier, se contente d’un
amour éthéré et pense qu’elle a la meilleure
part. Ce petit jeu n’est pas le qui perd gagne,
mais le qui gagne, perd. Baudelaire de l’éprouver le premier, qui, tout mépris pour celle
avec qui il n’est pas impuissant, toute impuissance pour celle avec qui il n’est pas mépris,
fige en moitiés ennemies, destructrices l’une
de l’autre, son amour.
La plus belle rencontre ne saurait être
qu’une défense faite marbre :
Je suis belle ô mortels comme un rêve de pierre
Et mon sein où chacun s’est meurtri tour a tour
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.
La matière muette et éternelle (éternelle,
ici, voulant dire immuable). Rien que du minéral sans souffle de vie6 contre quoi, se
cogner la tête. Une source pétrifiante offerte
au désespoir humain. D’un monde où l’idéalisme a chassé tout principe vivant, la créature
n’a guère à se réjouir. N’a-t-on point voulu,
par ailleurs, lui persuader qu’il n’y a de vertu
que dans le négatif (renoncement – résignation – chasteté – pardon des offenses...).
Cette paralysie générale, voilà bien ce que
Breton entend ne plus tolérer, quand il écrit,
à la fin concluante de Nadja : La beauté
sera convulsive ou ne sera pas.
Beauté convulsive que le surréalisme a cherché dans les zones jusqu’à lui interdites et,
auxquelles, certes, il n’aurait pu atteindre,
s’il n’était parti du postulat : Le Salut n’est
nulle part, ce qui ne signifiait pas que la dam
nation fût partout. Bien au contraire, ni salut,
ni damnation (au sens individualiste, religieux
de ces mots, s’entend), ne sont nulle part.
Ainsi, le surréalisme, dès sa naissance, par
cette dialectique négative (comme il ne pouvait en être autrement à la suite de Dada)
s’opposait au romantisme si bêtement unilatéral dans son exploitation du genre maudit,
de l’antithèse par bravade, antithèse sans
queue ni tête, puisque sans thèse, donc sans
le moindre espoir de synthèse.
Il avait fallu la mauvaise foi et l’ignorance
des critiques pour vouloir freiner, par un
passé grinçant de littérature, ce mouvement,
dont, le seul précurseur à lui reconnaître fut
Dada, quand, au lendemain de la guerre, Tristan Tzara, auteur de Mr. Aa l’antiphilosophe
fut venu de Zurich à Paris. C’est alors que la
revue Littérature, ainsi nommée par antiphrase entreprit l’enquête : Pourquoi écrivez-vous ?
De négative, la dialectique devient positive,
objective. Le surréalisme élabore la synthèse
du conscient et de l’inconscient, dont, la culture bourgeoise, à travers ses alternatives classique et romantique, s’était uniformément plu
à marquer, exagérer les antagonistes.
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