Ils ne poursuivaient pas un modèle de vie alternatif, mais une expérience qui devait enrichir leur réflexion sur la poésie et sur l’imagination.
Il faut se représenter ces réunions. Dans un superbe hôtel particulier de l’île Saint-Louis, 17, quai d’Anjou, construit au milieu du xviie siècle par le financier Gruÿn des Bordes, ayant appartenu au sulfureux duc de Lauzun, au marquis de Richelieu, puis aux Pimodan, étaient logés par le sympathique propriétaire d’alors, Jérôme Pichon, plusieurs artistes et poètes qui campaient en bohèmes parmi les boiseries dorées et les splendides peintures de style Louis XIV. Le principal appartement était occupé par Fernand Boissard de Boisdenier, un peintre qui pratiquait aussi la poésie et la musique ; Charles Baudelaire, toujours en train de déménager, y logea lui aussi assez longtemps, entre 1843 et 1845. Gautier y habitera plus tard, fin 1848.
En 1845, le médecin Jacques Moreau de Tours, élève du grand Esquirol, l’un des fondateurs de la psychiatrie en France, organise des séances chez Boissard pour faire l’expérience du hachich : y participent non seulement les locataires, mais aussi leurs amis écrivains : Honoré de Balzac, Alphonse Karr, Henri Monnier, les artistes Honoré Daumier, Ernest Meissonnier, Tony Johannot, James Pradier et peut-être même Eugène Delacroix. Depuis quelques années, Moreau de Tours, qui a voyagé en Orient, utilise le hachich, d’abord comme thérapeutique (ainsi que son collègue Louis-Rémy Aubert-Roche l’avait essayé), puis et surtout comme moyen d’investigation du fonctionnement psychique. Son idée est simple, mais capitale : sous l’effet de la drogue, l’homme entre dans un état second comparable à la folie, ce qui fait de lui, momentanément, un sujet idéal pour l’étude psychologique. Mais il y a plus : la folie artificielle et provisoire n’est pas seulement analogue à la folie pathologique et chronique, elle s’inscrit dans un continuum qui relie toute une série de phénomènes : le simple rêve nocturne, le délire du fiévreux, la vision du fanatique, l’hallucination du drogué, la crise du furieux, la maladie du maniaque. C’est pourquoi connaître l’un de ces états, c’est les connaître tous, ou du moins entrer dans le domaine inexploré de ce qui contredit la raison, mais peut néanmoins faire l’objet de son analyse : l’irrationnel constitue le nouvel objet, et le nouveau défi, de la raison arrivée à sa maturité. Les visions des mystiques ne sont plus des lubies ou des complots ; les délires des fous cessent d’être considérés comme des moments d’absence du sujet pensant ; les hallucinations de la drogue fournissent un matériel aussi précieux que les fantaisies analogiques des poètes : elles révèlent, elles aussi, une anti-logique dont on veut découvrir le fonctionnement.
Nous savons qu’entre l’automne 1845 et le printemps 1846, Moreau et Boissard organisèrent plusieurs séances hachichines à l’hôtel Pimodan ; grâce à quelques lettres, nous en connaissons trois dates certaines : le 3 novembre et le 22 décembre 1845, le 27 avril 1846. Le 27 octobre 1845, Gautier recevait une invitation de Boissard : « Mon cher Théophile, il se prend du hachich lundi prochain 3 novembre sous les auspices de Moreau de Tours et d’Aubert-Roche, veux-tu en être ? dans ce cas, arrive entre 5 et 6 h au plus tard. Tu prendras ta part d’un modeste dîner, et tu attendras l’hallucinationI. » Gautier donna sans doute une réponse positive et fit le lendemain la promenade dans l’île Saint-Louis par laquelle s’ouvre Le Club des hachichins. Ce n’était pas la première fois qu’il goûtait à la confiture verte : deux ans plus tôt il avait déjà rendu compte d’une expérience hachichine par un article dans La Presse du 10 juillet 1843. Il n’est pas attesté que Gautier ait goûté le hachich avant cette date. Toutefois, il est possible qu’il ait été initié dans le cadre des séances organisées depuis 1840 par Ajasson de Grandsagne, en présence d’Esquirol lui-même et d’un autre médecin aliéniste, Brierre de Boismont : Karr et Boissard étaient de la partieII. Un point est sûr : bien avant, il avait connu l’opium, dont il raconte les rêves dans La Pipe d’opium en 1838.
Pourquoi cet attrait de l’hallucination, promise par Moreau aux adeptes ? Pourquoi ce besoin, aussi, de réfléchir sur l’expérience visionnaire ? L’hallucination était un diagnostic nouveau. Esquirol avait expliqué en 1817 ce qu’il faut entendre par ce mot : « Un homme en délire qui a la conviction intime d’une sensation actuellement perçue, alors que nul objet extérieur propre à exciter cette sensation n’est à portée des sens, est dans un état d’hallucination : c’est un visionnaireIII. » Pour qu’on puisse parler d’hallucination, il faut donc que l’image surgisse directement dans le centre de la sensibilité, dans le cerveau ; non pas à cause d’une stimulation sensorielle – l’objet est absent du champ visuel –, mais par un mécanisme encore mystérieux qui fait apparaître comme extérieur ce qui se trouve uniquement à l’intérieur, dans l’espace mental. L’hallucination apparaît donc dans la pensée médicale en se distinguant d’un autre fait pathologique, qu’Esquirol et tous ses élèves appellent l’illusion, ou erreur des sens. Celle-ci existe quand un objet réellement présent est perçu, mais que la perception est fausse, détournée, transformée ; le sujet, en fin de compte, voit autre chose.
La distinction entre illusion et hallucination a beaucoup intrigué les poètes, qui ne reprennent pas toujours la terminologie des aliénistes, mais sans aucun doute leur pensée. Charles Baudelaire, par exemple, distingue « l’hallucination pure, telle que les médecins ont souvent occasion de l’étudier, de l’hallucination ou plutôt de la méprise des sens » et attribue cette forme moins radicale à « l’état mental occasionné par le hachich » ;
« Dans le premier cas, l’hallucination est soudaine, parfaite et fatale ; de plus, elle ne trouve pas de prétexte ni d’excuse dans le monde des objets extérieurs. Le malade voit une forme, entend des sons où il n’y en a pas. Dans le second cas, l’hallucination est progressive, presque volontaire, et elle ne devient parfaite, elle ne se mûrit que par l’action de l’imagination. Enfin elle a un prétexte. Le son parlera, dira des choses distinctes, mais il y avait un son. L’œil ivre de l’homme pris de haschisch verra des formes étranges ; mais, avant d’être étranges ou monstrueuses, ces formes étaient simples et naturellesIV. »
On dirait un commentaire de l’histoire de Daucus-Carota, le monstre qui hante le cauchemar dans le récit de Gautier. Étrange créature sortie des contes fantastiques d’E.T.A. Hoffmann, homme mandragore aux formes tordues, mouvantes et épouvantables, il se réduit, au sortir du rêve, à un simple salsifis tombé de la table. Voilà comment procède l’illusion, ou ce que Baudelaire appelle l’hallucination simple, impure. Elle se nourrit des objets du quotidien. Sa banalité le dégoûtait, parce qu’il trouvait plus proche de la poésie l’autre hallucination, celle qui ne s’appuie sur rien et crée de toute pièce un autre monde.
Gautier, au contraire, se complaît dans les méandres de la sensation détournée. Le Club des hachichins illustre les mécanismes complexes et troublants par lesquels l’image semble d’une part surgir du néant, d’autre part n’exister que par les sensations.
On peut se demander pourquoi un écrivain connu pour avoir célébré la perfection impeccable des formes a mis en scène le tourbillon chaotique qui les dissout.
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