L’œuvre entière de Gautier est parcourue par cette opposition : d’une part, le rêve de la beauté comme réalisation sensuelle d’une perfection idéale, d’autre part, le cauchemar de la déformation, de la confusion, de l’effacement. Ce cauchemar a une face comique et joyeuse, qui est encore une forme d’art : le grotesque, la ligne serpentine, l’excès baroque, la boursouflure rabelaisienne ; mais aussi une face noire, qui apparaît là où les frontières ultimes de l’art sont touchées, et la forme se dissout dans l’informe, le sublime plonge dans l’inarticulé, la parole se tarit dans l’aphasie. Les « portes de la perception » une fois nettoyées, comme le voulait William BlakeV, l’infini se présentant aux yeux humains pouvait se révéler aussi bien heureux que malheureux.

Habité par les postulations opposées de l’idéalité et de la sensualité, Gautier est un curieux exemple d’idéaliste matérialiste. Le théâtre de l’image, c’est pour lui le drame d’une perfection jamais réalisée, d’une existence sensuelle éphémère, d’une opposition non résolue entre la forme idéale, absolue et inaccessible, et sa concrétisation sensorielle, vouée à la déchéance et à la disparition. Dans le cauchemar du hachich, loin de rencontrer l’incarnation de l’idéal dans la pérennité de l’art, Gautier voit se superposer et se confondre les mille formes que les sensations apportent, il voit la déformation, l’étirement, le mélange, la métamorphose, la multiplication épidémique. Là se confondent les espaces et les temps, là se perdent toutes les distinctions, jusqu’à l’ultime et la plus fondamentale, celle qui sépare le moi du non-moi : « J’étais comme une éponge au milieu de la mer » ; « je me fondais dans l’objet fixé, et je devenais moi-même cet objet ».

Voilà ce qu’un poète de 1845 pouvait souhaiter rencontrer dans son hallucination hachichine : le renversement d’une esthétique de l’incarnation idéale. Aux sources de l’image, au lieu d’une idée, trouver un salsifis. Pour en rire, certes, mais aussi pour en avoir peur.

Paolo Tortonese

I- Théophile Gautier, Correspondance générale, édition établie par Claudine Lacoste-Veysseyre, Genève, Droz, t. II, 1986, p. 315.

II- « Toxicologie. Expériences toxiques sur une substance inconnue, par M. le docteur Brière [sic] de Boismont », Gazette médicale de Paris, 2 mai 1840, pp. 278-279. Alexandre Brierre de Boismont, Des hallucinations, ou Histoire raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l’extase, du magnétisme et du somnambulisme, Baillière, 1845 et 1852 (« seconde édition entièrement refondue »).

III- Jean-Étienne Esquirol, article « Hallucination », Dictionnaire des sciences médicales, par une société de médecins et de chirurgiens, Panckoucke, vol. XX, 1817, p. 64.

IV- Charles Baudelaire, « Le poème du haschisch »(1860), dans Œuvres complètes, édition établie par Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975, pp. 420-421.

V- « If the doors of perception were cleansed every thing would appear to man as it is, infinite » William Blake, The Marriage of Heaven and Hell, 1790, XIV.

Vie de Théophile Gautier

30 août 1811. Naissance à Tarbes de Pierre-Jules-Théophile Gautier.

1814. Le père de Théophile, Pierre Gautier, employé aux contributions directes de Tarbes, est nommé chef de bureau aux Octrois à Paris. La famille, protégée par l’abbé de Montesquiou, ministre de l’Intérieur, déménage.

1822. Études au collège Charlemagne à Paris, où Gautier se lie avec Gérard de Nerval.

1829. Il fréquente l’atelier du peintre Rioult. Après avoir été tenté par l’art, il décide de se vouer à la littérature.

1830. En février, il participe à la « bataille d’Hernani », vêtu de son célèbre gilet rouge. Nerval le présente à Victor Hugo, dont il devient aussi le voisin : il s’installe avec sa famille place Royale (actuelle place des Vosges) à côté de la maison du maître. Le 28 juillet, en pleine révolution, est mis en vente son volume de Poésies, dans l’indifférence générale. Le père de Gautier est ruiné par la révolution de Juillet.

1831-1833. Gautier fréquente le Petit Cénacle, formé d’écrivains et d’artistes, dont Gérard de Nerval, Pétrus Borel, Auguste Maquet, Philothée O’Neddy, le sculpteur Jehan Duseigneur, le graveur Célestin Nanteuil. Il décrit avec ironie ce milieu dans Les Jeunes-France, écrit son premier conte fantastique inspiré d’E.T.A. Hoffmann, La Cafetière, et poursuit son œuvre poétique avec Albertus ou l’Âme et le Péché, légende théologique.

1834. Installation impasse du Doyenné, dans l’un des bâtiments qui occupaient à l’époque la place du Carrousel, avec Nerval, Arsène Houssaye et le peintre Camille Rogier. Il entreprend la publication, dans La France littéraire, d’une série d’Exhumations littéraires consacrée à des écrivains des xve, xvie et xviie siècles ; elle est publiée en volume en 1844 sous le titre Les Grotesques. Ces articles furent accusés d’immoralité par Le Constitutionnel, une affaire judiciaire s’ensuivit qui dégoûta le jeune romantique.

1835. En fin d’année, parution de Mademoiselle de Maupin, son premier roman.