Esquirol avait expliqué en 1817 ce qu’il faut entendre par ce mot : « Un homme en délire qui a la conviction intime d’une sensation actuellement perçue, alors que nul objet extérieur propre à exciter cette sensation n’est à portée des sens, est dans un état d’hallucination : c’est un visionnaireIII. » Pour qu’on puisse parler d’hallucination, il faut donc que l’image surgisse directement dans le centre de la sensibilité, dans le cerveau ; non pas à cause d’une stimulation sensorielle – l’objet est absent du champ visuel –, mais par un mécanisme encore mystérieux qui fait apparaître comme extérieur ce qui se trouve uniquement à l’intérieur, dans l’espace mental. L’hallucination apparaît donc dans la pensée médicale en se distinguant d’un autre fait pathologique, qu’Esquirol et tous ses élèves appellent l’illusion, ou erreur des sens. Celle-ci existe quand un objet réellement présent est perçu, mais que la perception est fausse, détournée, transformée ; le sujet, en fin de compte, voit autre chose.
La distinction entre illusion et hallucination a beaucoup intrigué les poètes, qui ne reprennent pas toujours la terminologie des aliénistes, mais sans aucun doute leur pensée. Charles Baudelaire, par exemple, distingue « l’hallucination pure, telle que les médecins ont souvent occasion de l’étudier, de l’hallucination ou plutôt de la méprise des sens » et attribue cette forme moins radicale à « l’état mental occasionné par le hachich » ;
« Dans le premier cas, l’hallucination est soudaine, parfaite et fatale ; de plus, elle ne trouve pas de prétexte ni d’excuse dans le monde des objets extérieurs. Le malade voit une forme, entend des sons où il n’y en a pas. Dans le second cas, l’hallucination est progressive, presque volontaire, et elle ne devient parfaite, elle ne se mûrit que par l’action de l’imagination. Enfin elle a un prétexte. Le son parlera, dira des choses distinctes, mais il y avait un son. L’œil ivre de l’homme pris de haschisch verra des formes étranges ; mais, avant d’être étranges ou monstrueuses, ces formes étaient simples et naturellesIV. »
On dirait un commentaire de l’histoire de Daucus-Carota, le monstre qui hante le cauchemar dans le récit de Gautier. Étrange créature sortie des contes fantastiques d’E.T.A. Hoffmann, homme mandragore aux formes tordues, mouvantes et épouvantables, il se réduit, au sortir du rêve, à un simple salsifis tombé de la table. Voilà comment procède l’illusion, ou ce que Baudelaire appelle l’hallucination simple, impure. Elle se nourrit des objets du quotidien. Sa banalité le dégoûtait, parce qu’il trouvait plus proche de la poésie l’autre hallucination, celle qui ne s’appuie sur rien et crée de toute pièce un autre monde.
Gautier, au contraire, se complaît dans les méandres de la sensation détournée. Le Club des hachichins illustre les mécanismes complexes et troublants par lesquels l’image semble d’une part surgir du néant, d’autre part n’exister que par les sensations.
On peut se demander pourquoi un écrivain connu pour avoir célébré la perfection impeccable des formes a mis en scène le tourbillon chaotique qui les dissout. L’œuvre entière de Gautier est parcourue par cette opposition : d’une part, le rêve de la beauté comme réalisation sensuelle d’une perfection idéale, d’autre part, le cauchemar de la déformation, de la confusion, de l’effacement. Ce cauchemar a une face comique et joyeuse, qui est encore une forme d’art : le grotesque, la ligne serpentine, l’excès baroque, la boursouflure rabelaisienne ; mais aussi une face noire, qui apparaît là où les frontières ultimes de l’art sont touchées, et la forme se dissout dans l’informe, le sublime plonge dans l’inarticulé, la parole se tarit dans l’aphasie. Les « portes de la perception » une fois nettoyées, comme le voulait William BlakeV, l’infini se présentant aux yeux humains pouvait se révéler aussi bien heureux que malheureux.
Habité par les postulations opposées de l’idéalité et de la sensualité, Gautier est un curieux exemple d’idéaliste matérialiste. Le théâtre de l’image, c’est pour lui le drame d’une perfection jamais réalisée, d’une existence sensuelle éphémère, d’une opposition non résolue entre la forme idéale, absolue et inaccessible, et sa concrétisation sensorielle, vouée à la déchéance et à la disparition. Dans le cauchemar du hachich, loin de rencontrer l’incarnation de l’idéal dans la pérennité de l’art, Gautier voit se superposer et se confondre les mille formes que les sensations apportent, il voit la déformation, l’étirement, le mélange, la métamorphose, la multiplication épidémique. Là se confondent les espaces et les temps, là se perdent toutes les distinctions, jusqu’à l’ultime et la plus fondamentale, celle qui sépare le moi du non-moi : « J’étais comme une éponge au milieu de la mer » ; « je me fondais dans l’objet fixé, et je devenais moi-même cet objet ».
Voilà ce qu’un poète de 1845 pouvait souhaiter rencontrer dans son hallucination hachichine : le renversement d’une esthétique de l’incarnation idéale. Aux sources de l’image, au lieu d’une idée, trouver un salsifis. Pour en rire, certes, mais aussi pour en avoir peur.
Paolo Tortonese
I- Théophile Gautier, Correspondance générale, édition établie par Claudine Lacoste-Veysseyre, Genève, Droz, t. II, 1986, p. 315.
II- « Toxicologie. Expériences toxiques sur une substance inconnue, par M. le docteur Brière [sic] de Boismont », Gazette médicale de Paris, 2 mai 1840, pp. 278-279. Alexandre Brierre de Boismont, Des hallucinations, ou Histoire raisonnée des apparitions, des visions, des songes, de l’extase, du magnétisme et du somnambulisme, Baillière, 1845 et 1852 (« seconde édition entièrement refondue »).
III- Jean-Étienne Esquirol, article « Hallucination », Dictionnaire des sciences médicales, par une société de médecins et de chirurgiens, Panckoucke, vol. XX, 1817, p. 64.
IV- Charles Baudelaire, « Le poème du haschisch »(1860), dans Œuvres complètes, édition établie par Claude Pichois, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1975, pp. 420-421.
V- « If the doors of perception were cleansed every thing would appear to man as it is, infinite » William Blake, The Marriage of Heaven and Hell, 1790, XIV.
Vie de Théophile Gautier
30 août 1811. Naissance à Tarbes de Pierre-Jules-Théophile Gautier.
1814. Le père de Théophile, Pierre Gautier, employé aux contributions directes de Tarbes, est nommé chef de bureau aux Octrois à Paris.
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