Il lui vanta la beauté du travail auquel il désirait l’associer, lui fit des offres avantageuses, et le pria ardemment de ne pas le rejeter.
– Sans doute, ce serait un grand contentement pour mon cœur de travailler avec toi, lui répondit Amaury, et tes offres sont au-dessus de mes prétentions ; mais tu vas juger toi-même si je puis user de ma liberté dans ce moment. Apprends donc que notre Devoir de liberté va jouer la ville de Blois contre le Devoir dévorant.
Comme tous nos lecteurs ne comprendront peut-être pas, aussi bien que Pierre Huguenin fut à portée de la faire, cette étrange révélation, nous leur expliquerons en peu de mots de quoi il s’agissait. Quand deux sociétés rivales ont établi leur Devoir dans une ville, il est rare qu’elles y puissent rester en paix. La moindre infraction à la trêve tacitement consentie amène d’éclatantes ruptures. Au moindre sujet, et parfois sans sujet, on se dispute l’occupation exclusive de la ville, et la discussion se poursuit souvent des années entières au milieu d’épisodes sanglants. Enfin quand les disputes, les débats oratoires et les coups n’ont rien terminé entre partis égaux en obstination, en force et en prétentions, il y a un dernier moyen de trancher la question : c’est de jouer la ville, c’est-à-dire le droit d’occuper les lieux et d’exploiter les travaux, à l’exclusion de la partie perdante.
On ne s’en remet pas au sort, mais au concours. De part et d’autre on exécute une pièce d’ouvrage équivalent à ce que, dans les antiques jurandes, on appelait le chef-d’œuvre. Tout le monde sait que, dans l’ancienne organisation par confréries ou corporations, nul ne pouvait être admis à la maîtrise sans avoir présenté cette pièce au jugement des syndics, jurés et garde-métiers chargés de constater la capacité de l’aspirant. Lorsqu’il s’agit de jouer une ville, le concours s’établit. Chaque parti choisit, parmi ses membres les plus habiles, un ou plusieurs champions qui travaillent avec ardeur à confondre l’orgueil des rivaux par la confection d’une pièce difficile proposée au concours. Le jury est composé d’arbitres choisis indifféremment dans les divers Devoirs, et quelquefois parmi des maîtres étrangers à toute société, ou d’anciens compagnons retirés de l’association et réputés intègres, et le plus souvent parmi les gens de l’art. Leur sentence est sans appel. Quelque mécontentement, quelque secret murmure qu’elle excite, le parti vaincu dans son représentant est forcé de quitter la place pour un temps plus ou moins long, suivant les conventions réglées avant l’épreuve.
Telle était la crise décisive où se trouvaient les Devoirs de Blois à l’approche de Pierre et d’Amaury. Les Gavots n’occupant Blois que depuis quelques années soutenaient, pour s’y maintenir contre les autres sociétés plus anciennement établies, des luttes violentes. Déjà la guerre avait éclaté sur plusieurs points. Les charpentiers Drilles ou du père Soubise n’étaient pas moins acharnés que les menuisiers Dévorants contre les menuisiers Gavots. En face de tant d’ennemis menaçants, ces derniers avaient dû songer à se préserver, du moins, de la violence des menuisiers par la trêve que nécessite un concours ; et, à l’égard des charpentiers, ils se flattaient de les tenir en respect par une attitude hautaine et courageuse. Amaury, étant un des meilleurs menuisiers parmi les Gavots, avait été mandé par le conseil de son ordre, et se préparait, avec une vive émotion de crainte et de joie, à entrer en lice avec plusieurs artisans de mérite, ses émules, contre l’élite des artistes Dévorants.
Ce ne fut pas sans un peu d’orgueil qu’il en fit la confidence à son ami ; mais il ajouta aussitôt avec une modestie affectueuse et sincère :
– Je m’étonne bien, cher Villepreux, d’avoir été appelé, et de voir que tu ne l’es pas ; car, s’il y a un ouvrier supérieur à tous les autres en toutes choses, ce n’est pas le Corinthien, mais bien l’Ami-du-trait.
– Je n’accepte cet éloge que comme une douce et généreuse illusion de ton amitié pour moi, répondit Pierre. Mais quand même je serais assez fou pour croire au mérite que tu m’attribues, je serais mal fondé à me plaindre de l’oubli où on me laisse. Cet oubli, je l’ai cherché, je te l’avoue, et j’en sortirais à mon corps défendant. Lorsque, après quatre ans de pèlerinage, j’ai repris le chemin du pays, j’ai agi de manière à ce que ma retraite ne fût point remarquée sur le tour de France. Je n’ai point fait d’adieux solennels ; je suis parti un beau matin, après avoir rempli tous mes engagements et m’être acquitté de tous les services rendus par des services équivalents. Je ne pense pas que personne ait eu rien à me reprocher ; et, si l’on m’accuse d’un peu de bizarrerie, nul ne peut m’accuser d’ingratitude. J’avais besoin de sortir de cette vie agitée, j’avais soif de l’air natal. Tout ce qui pouvait me retenir un jour de plus me semblait une contrainte ; et, depuis deux mois que je travaille auprès de mon père, je n’ai renoué aucune relation avec mes anciens amis.
– Pas même avec moi ? dit Amaury d’un ton de reproche.
– Je comptais sur la Providence qui nous rassemble aujourd’hui, et j’éprouve un si grand besoin de vivre près de toi que je ne comprends pas de plus douce joie que celle de t’emmener, si je puis. Mais écrire à ceux qu’on aime quand on souffre n’est pas toujours un soulagement.
– Cela est vrai, dit Amaury ; mais si ta conduite est naturelle en ceci, la tristesse qui l’a dictée et de plus en plus étrange à mes yeux. Je t’ai toujours connu grave, réfléchi, sobre et fuyant le tumulte ; mais je te voyais si cordial, si bienveillant, si ardent à l’amitié que je ne conçois pas ta sauvagerie actuelle et l’espèce d’éloignement que tu témoignes pour ton Devoir. Aurais-tu subi quelque injustice ? tu sais qu’en pareil cas tu as droit à une réparation. On assemble le conseil, on expose ses griefs, et le chef de la société prononce équitablement.
– Je n’ai eu, au contraire, qu’à me louer de mes compagnons, répondit Pierre. J’estime presque tous ceux que j’ai connus particulièrement, et j’en aime ardemment plusieurs.
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