Je crois que mon Devoir est le mieux organisé et le plus honorable de tous ; et c’est pour cela qu’après un certain examen des coutumes et des règlements, je l’ai embrassé de préférence aux autres, où il m’a semblé voir des usages moins libéraux, une civilisation moins avancée. Il est possible que je me sois trompé, mais j’ai agi dans la loyauté de mon cœur, en m’enrôlant sous la bannière blanche et bleue. Nos lois proscrivent le topage, les hurlements ; et si la coutume générale nous force encore à croiser souvent la canne, du moins l’esprit de notre institution semble interdire les provocations fanatiques que l’esprit des autres sociétés proclame et sanctifie. Mais si tu veux absolument que je te confie les causes du dégoût secret qui s’est emparé de moi, je vais t’ouvrir mon cœur tout entier. Je ne voudrais pas refroidir ton enthousiasme, ni ébranler en toi cette foi vive au Devoir, qui est le mobile et le ressort de la vie du compagnon. Pourtant il faut bien que je t’avoue à quel point cette foi s’est évanouie en moi. Hélas, oui ! le feu sacré de l’esprit de corps m’abandonne de plus en plus. À mesure que je m’éclaire sur la véritable histoire des peuples, la fable du temple de Salomon me semble un mystère puéril, une allégorie grossière. Le sentiment d’une destinée commune à tous les travailleurs se révèle en moi, et ce barbare usage de créer des distinctions, des castes, des camps ennemis entre nous tous, me paraît de plus en plus sauvage et funeste. Eh quoi ! n’est-ce pas assez que nous ayons pour ennemis naturels tous ceux qui exploitent nos labeurs à leur profit ? Faut-il que nous nous dévorions les uns les autres ? Sur tous les points de la France, nous nous provoquons, nous nous égorgeons pour le droit de porter exclusivement l’équerre et le compas ; comme si tout homme qui travaille à la sueur de son front n’avait pas le droit de revêtir les insignes de sa profession ! La couleur d’un ruban placé un peu plus haut ou un peu plus bas, l’ornement d’un anneau d’oreille, voilà les graves questions qui fomentent la haine et font couler le sang des pauvres ouvriers. Quand j’y pense, j’en ris de pitié, ou plutôt j’en pleure de honte.
– Amaury ! s’écria-t-il, d’une voix étouffée, en saisissant le bras de son compagnon, tu voulais savoir de quoi je souffre ; je te l’ai dit, et il me semble que tu dois me comprendre. Je ne suis ni un fou ni un rêveur, ni un ambitieux, ni un traître ; mais j’aime les hommes de ma race, et je suis malheureux parce qu’ils se haïssent.
À cause de cette candeur qui réside au fond des âmes incultes, la parole de Pierre Huguenin rencontrait peu d’obstacles dans les bons esprits de sa trempe, et celui de son ami le Corinthien ne se révolta point dans une âcre discussion. Il l’écouta longtemps en silence ; puis il lui dit en lui serrant la main : – Pierre, Pierre, tu en sais plus long que moi sur tout cela, et je ne trouve rien à te répondre. Je me sens triste avec toi, et ne sais aucun remède à notre mal.
CHAPITRE X
Il y aurait de curieuses recherches à faire pour découvrir, dans le passé, les causes d’inimitié qui présidèrent à ces dissensions dont se plaignait Pierre Huguenin parmi les différentes associations d’ouvriers. Mais ici règne une profonde obscurité. Les ouvriers, s’ils les connaissent, les cachent bien ; et je crois fort qu’ils ne les connaissent guère mieux que nous. Que signifie, par exemple, entre les deux plus anciennes sociétés, celle de Salomon et celle de Maître Jacques, autrement dites des gavots et des dévorants, autrement dites encore le Devoir et le Devoir de liberté, cette interminable et sanglante question du meurtre d’Hiram dans les chantiers du temple de Jérusalem, question qu’au reste la plupart des compagnons prennent au sérieux et dans le sens le plus matériel ? Chaque société renvoie à sa rivale cette terrible accusation ; c’est à qui s’en lavera les mains ; on se les couvre de gants dans les solennités de l’ordre, pour témoigner qu’on est pur de ce crime : on se provoque, on s’assomme, on s’étrangle pour venger la mémoire d’Hiram, le conducteur des travaux du temple, égorgé et caché sous les décombres par une moitié jalouse et cruelle de ses travailleurs.
Quelques ouvriers lettrés et érudits ont cherché philosophiquement à lever le voile de ce mystère. Les uns attribuent la création de leur ordre aux ruines de l’ordre du Temple, et selon eux le fameux Maître Jacques, charpentier en chef de Salomon, ne serait autre que le grand-maître Jacques de Molay, martyr immolé par un roi cupide et cruel du nom de Philippe. Selon d’autres il faudrait remonter plus haut, et chercher la source de l’inextinguible aversion, dans le ressentiment des races dépossédées et persécutées du midi de la France, des Albigeois, ou habitants riverains des gaves(3) (de là gavots) contre les bourreaux du nord et les inquisiteurs de Dominique.
Il y a deux sociétés de fondation immémoriale ; nous venons de les nommer(4). De ces deux sociétés, ou de l’une des deux, est issue une troisième société, ennemie des deux autres : celle de l’Union ou des Indépendants, dits les Révoltés. Elle fut créée en 1830 à Bordeaux, par des aspirants qui se révoltèrent contre leurs compagnons. À Lyon, à Marseille, à Nantes, de nombreux insurgés du même ordre se joignirent à eux et constituèrent l’Union. Une quatrième société est celle du Père Soubise, qui se dit aussi Dévorante. Ainsi quatre sociétés principales ou Devoirs, qui se composent chacune de plusieurs corps de métiers, et auxquelles se rattachent de nombreuses adjonctions d’institution plus ou moins récente, les unes acceptées cordialement, les autres repoussées avec acharnement par les sociétés auxquelles elles veulent s’unir de gré ou de force.
Enfin tous ces camps divers et dissidents sont réunis dans une même appellation, les Compagnons du tour de France.
Chaque société a ses villes de Devoir, où les compagnons peuvent stationner, s’instruire et travailler, en participant à l’aide, aux secours et à la protection d’un corps de compagnons qu’on appelle par application générique société, et dont les membres se fixent ou se renouvellent suivant leurs intérêts ou leurs besoins. Quand ils sont trop nombreux pour subsister, quelques-uns parmi les premiers arrivés doivent faire place aux derniers arrivants.
Certaines villes peuvent être occupées par des Devoirs différents ; certaines autres sont la propriété exclusive d’un seul Devoir, soit par antique coutume, soit par transaction, comme il est arrivé pour le marché de cent ans de la ville de Lyon.
Certaines bases sont communes à tous les Devoirs et à tous les corps qui les composent : et à voir la chose en grand, ces bases principales sont nobles et généreuses. L’embauchage, c’est-à-dire l’admission de l’ouvrier au travail ; le levage d’acquit, c’est-à-dire la garantie de son honneur ; les rapports du compagnon avec le maître ; la conduite, c’est-à-dire les adieux fraternels érigés en cérémonies ; les soins et secours accordés aux malades, les honneurs rendus aux morts, la célébration des fêtes patronales, et beaucoup d’autres coutumes, sont à peu près les mêmes dans tout le compagnonnage. Ce qui diffère, ce sont les formes extérieures, les formules, les titres, les insignes, les couleurs, les chansons, etc.
Ce qui conserve dans les provinces l’importance du compagnonnage, c’est l’instruction, l’ardeur belliqueuse, l’esprit d’association et l’habitude d’organisation régulière infusée à une masse de jeunes gens qu’y jettent un caractère entreprenant, l’amour du progrès, le besoin d’échapper à l’isolement, à l’ignorance et à la misère. Les uns y sont poussés par le despotisme grossier de la famille qui les opprimait et les exploitait ; les autres, par l’absence de famille et de premier capital. Une position perdue, un amour contrarié, un sentiment d’orgueil légitime, et par-dessus tout le besoin de voir, de respirer et de vivre, y poussent chaque année l’élite d’une ardente jeunesse. Le tour de France, c’est la phase poétique, c’est le pèlerinage aventureux, la chevalerie errante de l’artisan.
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