Naturellement, il n’existe pas de dialogue « vrai » si par ce terme on fait allusion au genre de dialogue que mènent ou que peuvent mener entre eux de « vrais » êtres humains. Si on le transposait sur la scène, un tel dialogue produirait une impression pénible et invraisemblable parce que, dans la réalité, les conversations ne sont ni artistiques ni dramatiques, elles sont pleines de pauses, de bruits adventices, de répétitions, de banalités et de propos dépourvus de sens. Avant d’écrire le Condamné à mort j’ai essayé, en écoutant parler les passagers du train de Sundbyberg4, d’apprendre à écrire les dialogues de façon simple et naturelle. Pendant plusieurs mois, j’ai écouté parler toutes sortes de gens : travailleurs, petits-bourgeois, joueurs de hockey, pasteurs, jeunes filles innocentes, adultes pris de boisson, couples en train de se disputer, amis des bêtes, personnes enrhumées et soldats de l’armée du Salut. Certes, la plupart parlaient différemment de choses différentes mais ils avaient tous une chose en commun, à l’exception peut-être des soldats de l’armée du Salut et des joueurs de hockey lorsqu’ils venaient de perdre un match par 18 à 0 : leur dialogue n’était pas « naturel », il traînait en longueur, manquait de rythme sur le plan dramatique, et ne conduisait jamais — à la différence du dialogue « naturel » sur scène — à autre chose qu’à un silence dépourvu de signification. Je me suis alors rendu compte qu’un dramaturge ne peut apprendre de la vie comment écrire des dialogues. Il doit l’apprendre du théâtre.
L’idée selon laquelle l’action dramatique logique est ce qui donne le mieux l’illusion de la vie réelle est naturellement due elle-même à une illusion, tant sur le plan optique qu’auditif. L’idéal recherché est que l’action sorte du dialogue comme un cadeau de Noël de son papier d’emballage. Or, comme on le sait, la réalité est un nœud de vipères. La tyrannie du genre dramatique exige que l’on coupe toutes ces têtes sauf une et que l’on baptise celle-ci Action. De nos jours, la conscience humaine est connue sous le nom d’iceberg et de véranda. Nous savons très peu de choses au sujet de la maison elle-même et, quant à l’iceberg, la plus grande partie de celui-ci est immergée. Mais le drame idéal doit négliger tout ce que nous ignorons sur l’être humain au profit du peu que nous en savons. Cette présomption de la part du théâtre entraîne le manque d’assurance du dramaturge. Perplexe devant les ficelles du genre et en situation de rivalité avec l’acteur, le metteur en scène et le projecteur, qui en savent tous plus long que lui sur ses personnages et même qu’il devrait être possible d’en savoir, il se sent contraint à cette sorte de fausse clarté qu’Ivar Harrie a si bien démasquée, en 1934, dans son introduction à Valéry : une clarté qui n’est pas la conséquence de la passion de la vérité mais d’une propension à l’effet.
Le revêtement d’illusion, datant de l’époque classique mais toujours en place, dont on a habillé le théâtre est beau mais quelque peu décrépit. Lorsque la tempête se déchaîne sur l’édifice du roman, les fondements du théâtre sont également ébranlés, bien que tout le monde fasse semblant de croire qu’il est simplement en train de pleuvoir. Préférer la vérité dans sa totalité plutôt que sous sa forme dramatique paraît être, à l’heure actuelle, la tâche première du dramaturge, tâche facilitée par le fait qu’il a le théâtre de son côté. Car la rivalité entre le dramaturge et ceux qui insufflent la vie à ses pièces est en fait purement apparente. Qu’est-ce que l’acteur et le metteur en scène, si ce n’est deux lecteurs dotés du pouvoir redoutable et sans pareil de transformer les sentiments et les impressions que leur inspire la réalité dont ils viennent de prendre connaissance par la lecture en une réalité nouvelle, concrète, aussi brûlante et immédiate que celle qui a donné naissance à la pièce ?
Ce qui est écrit est écrit et ne changera pas. Ce qui change, ce sont les lecteurs. C’est pourquoi le Hamlet de Shakespeare est mort, alors que celui de Barrault, par exemple, vit. Ce prince des ténèbres au sang bouillant, si fragile qu’au premier abord il donne l’impression de devoir être soufflé comme une bougie par la moindre risée du mal, mais qui, devant l’effroyable ampleur de sa tâche, s’avère doté d’une force sachant composer ainsi que d’un humour forcené qui, dans la scène du cimetière, lui permet de jouer avec le crâne de Yorrick comme s’il s’agissait de son propre masque mortuaire, nous le voyons pour la première fois. De même ce couple royal qui, bien mieux encore que par les mots, révèle sa turpitude en s’unissant, dans un moment d’oubli, en un baiser brûlant et rageur qui, en l’espace d’un instant, nous fait comprendre avec quelle intensité le désir brûle sous le masque de la dignité et sous ces vêtements de brocart.
De même que Hamlet ne cesse de prouver comment un grand acteur peut se dépasser (ce qu’un dramaturge et acteur français a appelé devenir plus grand que soi5), il nous fait également comprendre que, dans l’imagination d’un grand lecteur, une pièce de théâtre peut devenir plus grande que soi.
Laissant maintenant Hamlet, je pourrais en venir au propos qui, jusqu’ici, est resté caché derrière cet échange de répliques embarrassées entre un dramaturge et un romancier logés (un peu à l’étroit) dans la même peau : je crois que l’on pourrait rendre le théâtre plus riche en le rendant plus vrai. Au cours de son errance en compagnie de cette fille de joie qui se piquait de littérature et de son ami constipé (celui qui aimait deux sœurs à la fois), Henry Miller a eu la révélation du Hamlet éternel. Même sans bénéficier d’une compagnie aussi stimulante, il est possible d’avoir également la révélation du drame éternel : une pièce dans laquelle les personnages finissent toujours par partir ou bien par tirer les uns sur les autres, ou sur eux-mêmes, à moins qu’ils ne trouvent une autre façon encore de forcer l’action à s’arrêter avant que le rideau ne tombe. La loi du genre semble prescrire un processus dramatique grossier qui s’accorde fort mal avec la finesse des moyens dont dispose maintenant le théâtre pour créer la tension, même à partir de choses subtiles. Pour ma part, j’ai fort envie d’imaginer une forme de drame qui donnerait l’illusion de la vie au point de ne pas avoir de fin et de permettre à l’action de s’accoupler à des actions de rencontre avec autant de désinvolture et aussi peu de vergogne que dans la réalité. En un mot, je crois que, au moins pendant une période de transition, le drame aurait bien besoin de se dédramatiser.
Il fut un temps où un auxiliaire relevant de la technique romanesque tel que le monologue intérieur était monnaie courante sur scène. Les acteurs cessaient tout à coup de jouer pendant de longs moments. Au cours de ces pauses, leur inconscient était censé prendre la parole.
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