Mais le public n’entendait rien et cette façon de jouer est passée de mode. Rien d’étonnant à cela car les acteurs ne font pas le théâtre à eux seuls. Si l’on désire qu’une chose qui n’est pas dite sur la scène soit quand même entendue dans la salle, il faut que toute la collectivité qui collabore à la représentation apporte son concours. Pourtant, on a parfois l’impression que le théâtre a peur d’utiliser en même temps tous les moyens dont il dispose. Il en est en particulier deux auxquels il est trop peu souvent fait appel : la musique et le verbe. En général, la musique est utilisée nebedei 6, à la manière d’un levain que l’on jette dans le four après la cuisson, mais non pas en tant que principe actif de la représentation. Le verbe n’intervient que sous la forme du dialogue, poussant l’action devant soi à la manière d’un cerceau.
Dans mon théâtre utopique, dont la réalisation ne peut être le fait que d’une utilisation de tous les moyens d’illusion du théâtre, sans exception, l’auteur retrouverait sa place dans la collectivité au lieu de rester à moitié en dehors comme maintenant et, de la sorte, le verbe, plutôt que d’imposer sa présence et de tyranniser le théâtre par sa prétention exorbitante à créer à tout prix la tension dramatique, se transformerait en quelque chose qui se soumettrait à l’ensemble de façon aussi souple que le projecteur, par exemple. Il me semble loin d’être évident qu’il doit être réservé aux dramaturges d’écrire pour le théâtre, exactement comme si celui-ci, avec les moyens subtils qui sont les siens, était capable de recréer uniquement un événement dramatique et non pas, par exemple, une ambiance lyrique. En fait le verbe dispose de possibilités que le théâtre a négligées jusqu’ici. Le théâtre, cette forme d’art dans laquelle tout paraît, avec une évidence hurlante, susceptible de devenir plus grand que soi, devrait enfin accorder également au verbe la possibilité de prouver qu’il est plus grand que soi et, de ce fait, que la vérité de la vie est notablement plus grande qu’elle-même, ce qui est bien, en fin de compte, ce que tout grand art s’efforce de prouver.
1 Cette nouvelle, intitulée Bon soir, est en voie de publication par Les Lettres Nouvelles. (N.d.T.)
2 Ecrivain suédois, né en 1915, ami et rival de Stig Dagerman, auteur de romans de facture non réaliste. (N.d.T.)
3 Universitaire et critique suédois (né en 1896), tenant d’une sociologie littéraire avant-gardiste pour l’époque. (N.d.T.)
4 Localité de la banlieue stockholmoise. (N.d.T.)
5 En français dans le texte. (N.d.T.)
6 Accessoirement. (N.d.T.)
LE CONDAMNÉ A MORT
DRAME EN QUATRE ACTES
(1947)
Je voudrais, quant à ce « condamné à mort », rassurer le public en lui disant que c’est un symbole, un rêve, ou bien, si l’on veut, un personnage de conte. Mais je voudrais en même temps l'inquiéter en soulignant que la façon qu’a ce condamné à mort d’être condamné à mort n’est rien d’autre que le reflet d’une situation concrète dans une glace. Une condition pénible pour celui qui l’observe s’est contemplée dans le miroir de l’auteur, puis s’est éloignée, toute penaude — mais l’image s’attarde sur la glace et s’efforce, avec une obstination indécente, de fixer l’observateur en question dans le blanc des yeux. Et, naturellement, elle y parvient — quand il s’agit de la réalité, on peut toujours baisser les yeux devant elle, mais son reflet dans la glace est plus facile à supporter, il peut même être agréable et procurer une certaine jouissance dans la mesure où il parvient à donner l’illusion d’être la seule forme de réalité qui existe.
Ce « condamné à mort » est donc un symbole, l’une de ces images inversées par le miroir qui les reflète auxquelles s’attache le privilège de revêtir le sourire sur l’autre partie du visage et de faire couler les larmes dans le coin de l’autre œil. Il ne faut pas non plus prendre de façon trop littérale ce couperet qui est retenu au moment où il va s’abattre sur son cou ; certes il est bien là, dans la glace, prêt à tomber, mais dans la réalité, comme on le sait, il arrive très rarement que les exécutions prévues n’aient pas lieu. Les bourreaux n’ont jamais une attaque cardiaque près du billot. La plupart du temps, la guerre de Troie a bien lieu et, si elle donne l’impression de ne pas se déclencher, il ne s’agit que d’un ajournement convenu entre les parties dans le but de donner aux futurs adversaires l’occasion d’échanger quelques répliques spirituelles avant que ne commencent les choses sérieuses.
Mais, si l’on observe l’existence dans le petit miroir des symboles, on ne manquera cependant pas de noter çà et là quelques cas où le plus cruel des processus paraît s’interrompre. Il arrive que des exécutions soient ajournées du fait de la pitié que la vie éprouve envers les condamnés à mort. Des portes de prison closes à jamais se révèlent être des portes tournantes qui offrent également des possibilités de sortie, à condition que les condamnés aient la force d’attendre le bon moment. Et qui sont ces condamnés ? Ce peuvent être des soldats qui rentrent chez eux après la fin de la guerre, des hommes mille fois condamnés à mort qui rentrent du front le corps couvert de blessures mortelles invisibles. Certes, le coup de feu qui leur aurait été fatal n’a jamais été tiré mais l’air est lourd du plomb encore tiède de l’angoisse de la mort. Ce « condamné à mort » peut fort bien être l’un de ces soldats : il vient de rentrer chez lui et il est tellement étonné de ne pas être mort qu’il ne parvient pas à vivre. Il meurt parce qu’il était déjà mort (« le condamné à mort ne meurt pas lorsque tombe le couperet mais lorsque tombe le jugement », le soldat ne survit pas aux combats, il donne seulement l’impression de survivre).
Mais il existe également d’autres possibilités. Lorsque j’ai écrit ce drame, le condamné à mort c’était naturellement moi, c’est pour cette raison que je l’ai écrit. Ce n’est que par la suite qu’il est devenu quelqu’un d’autre, c’est toujours par la suite que viennent à l’esprit les interprétations plus subtiles. Les personnages d’un drame changent souvent d’identité sous les yeux étonnés de l’auteur, à la lueur vacillante de la petite lanterne de ses propres expériences il s’aperçoit que les traits d’un visage qu’il a un jour créé s’altèrent soudain, vieillissent, se font plus durs, plus amers, plus francs, et diffèrent de plus en plus des siens. Ce « condamné à mort » est venu au monde, juste avant que je parte en voyage en Allemagne pour un grand reportage, en l’espace de quelques nuits marquées par une consommation ininterrompue de thé de Chine très fort et de cigarettes anglaises, et au son de disques de jazz américains. C’était un acompte pris sur la peur des ruines qui m’attendaient, sur la détresse et sur l’amertume mais, au bout de quelques jours seulement au milieu des tas de ruines des villes allemandes, il devint évident qu’il existait des gens qui étaient encore plus condamnés à mort que l’auteur. Alors, le « condamné à mort » s’est transformé en un soldat berlinois las de la vie, qui portait dans son corps une balle ramenée de Monte Cassino, ou bien en un jeune garçon mal vêtu et sans abri qui errait dans une gare et qui demandait le chemin de l’Amérique, ou bien en une vieille habitante d’un bunker de Hambourg qui racontait que, pendant la guerre, elle avait dit adieu à la vie chaque fois qu’avaient retenti les sirènes, la nuit, avant un bombardement. Autant de gens qui avaient reçu tellement de leçons dans l’art de mourir qu’ils ne savaient plus vivre.
Ce ne sont pas les juges qui manquent, de par le monde. Chaque seconde de cette vie est saturée de condamnations.
1 comment