Une justice aveugle condamne des criminels aveugles. L'État condamne ses citoyens à mourir dans les tranchées. Une morale hypocrite et cruelle condamne les amants « illégitimes » à une vie de honte dans l’illégalité. Les taudis condamnent leurs pauvres à une pauvreté perpétuelle. La médisance condamne le prisonnier libéré à une criminalité perpétuelle. Un ordre mondial aussi inébranlable qu’archaïque condamne les jeunes à un désespoir perpétuel. Et les condamnés à mort ne peuvent pas protester, ils peuvent tout juste mourir. Ce sont les juges qui doivent changer, être moins juges et un peu plus hommes, moins justes et un peu plus humains.

Stig Dagerman (Programme du Condamné à mort, 1947)

Le Condamné à mort

PERSONNAGES

LE CONCIERGE

PETRUS, un vieil avocat

LE CONDAMNÉ A MORT

PREMIER JOURNALISTE

SECOND JOURNALISTE

EVA, femme journaliste

L’EXPLORATEUR  Membre du Club des Rescapés

CELUI QUI FAILLIT ETRE CRUCIFIE Membre du Club des Rescapés

LE DUELLISTE  Membre du Club des Rescapés

CELUI QUI DESCENDIT LES RAPIDES Membre du Club des Rescapés

LOUISE, une femme

UN CONDAMNE ET DEUX AGENTS DE POLICE

PREMIER ACTE


L ’entrée de la prison

LE CONCIERGE. —

Eh bien, que voulez-vous ?

PETRUS. —

C’est bien vous le concierge, n’est-ce pas ?

LE CONCIERGE. —

Pendant toute la journée et une bonne partie de la nuit.

PETRUS. —

Je m’appelle Petrus. Je suis avocat, ancien avocat devrais-je dire, un vieil avocat mis au rancart qui loge dans un cagibi près du Vieux Pont. Vous connaissez sans doute le coin ? Des maisons qui sentent le moisi, un vieux canal dans lequel on entend toute la nuit barboter les rats, les filles sont décharnées comme des squelettes et même les marins leur font la grimace.

LE CONCIERGE. —

Bien sûr que je connais. Mais que vouliez-vous, au juste ?

PETRUS. —

En fait, je ne faisais que passer. Je suis arrivé dans ce quartier-ci tout à fait par hasard. Et puis j’ai vu une grande rue avec des arbres au milieu. Il y avait étrangement peu d’enfants et je me suis dit que je pouvais me promener tranquillement par là un moment, comme on aime le faire quand on est vieux. Il est arrivé un vieil homme qui tirait une brouette. Je l’ai arrêté au passage et je lui ai dit : Avez-vous eu beaucoup de pluie par ici ? Il a répondu qu’on ne pouvait rien faire à cela, pas plus là qu’ailleurs. On se contentait de laisser la pluie tomber quand elle y était décidée. La seule chose qui le préoccupait par temps de pluie, c’était le moyeu de sa brouette. Il avait tellement de choses à transporter, disait-il, et sa brouette faisait toujours un grincement de tous les diables dans ces moments-là. Vous savez ce que c’est que les brouettes !

LE CONCIERGE. —

Oui, oui, on sait bien ce que c’est que les vieilles brouettes. Mais, dites-moi : qu’est-ce que vous voulez au juste ?

PETRUS. —

Eh bien, ça ne manque pas de rues latérales, par ici. On peut prendre dans n’importe quelle direction et disparaître dans la verdure.