Le vieil homme à la brouette qui grinçait a pris à gauche et il est entré dans un petit parc qui se trouvait au bout de cette petite rue-là. Sur un banc, un couple jeune et beau était assis en train de s’embrasser dans le soleil. Quand ils se lâchaient des lèvres, ils rejetaient tous les deux la tête en arrière et ils se regardaient tout étonnés, comme s’ils ne s’étaient encore jamais vus.

LE CONCIERGE. —

Oui, on les a déjà vus faire, allez. Mais dites-moi un peu : pourquoi êtes-vous venu ici, au juste ?

PETRUS. —

Mais à ce moment-là, voyez-vous, il se passe quelque chose de singulier. Ces deux-là entendent arriver la brouette au moyeu qui grince et, naturellement, ils sursautent et jettent un petit coup d’œil dans sa direction. Et alors la fille se lève d’un bond, se met à crier, et le garçon est certainement pris d’épouvante, lui aussi, parce qu’il prend la fille par le bras, ils se précipitent tous les deux comme des fous vers l’intérieur du parc et, dans leur frayeur, ils oublient un livre sur le banc. Quand le vieux arrive à la hauteur du banc il arrête sa brouette, ramasse le livre, se met à le feuilleter et finit par le fourrer dans sa poche.

LE CONCIERGE. —

Bien sûr, il n’aurait pas vraiment dû faire ça. Mais, vous, vous n’avez rien fait pour l’en empêcher ?

PETRUS. —

Si, parce que la justice, ça me connaît. Mais je le dis sans me vanter parce que, dans mon cas, ça va de soi, alors je me dis comme ça : tu vas rattraper cet homme, lui reprendre le livre, et essayer de retrouver le jeune couple qui l’a oublié. Ils sont certainement allés s’asseoir sur un autre banc, un peu plus loin dans le parc. On sait bien ce que c’est les jeunes, ils ne peuvent pas se quitter.

LE CONCIERGE. —

Oui, on sait bien comment ils sont, il faudrait tirer dessus pour les séparer.

PETRUS. —

Je rattrape donc le vieux dans une allée du parc. Attendez, je lui crie, arrêtez-vous un instant, j’ai quelque chose à vous dire. Et c’est alors que se produit quelque chose d’horrible, d’absolument effroyable, quelque chose qui peut bouleverser une vie entière. Tout d’un coup, il se met à faire tout sombre dans le parc, de gros nuages viennent se poser juste au-dessus des arbres et les oiseaux s’arrêtent de chanter.

LE CONCIERGE. —

Oui, on sait bien comme il fait sombre, dans ces cas-là. On dirait que le soleil a cessé de briller, tout d’un coup.

PETRUS. —

C’est alors que je remarque, voyez-vous, combien cette brouette doit être lourde à tirer, je vois les brancards qui plient lorsque le vieux s’apprête à la poser par terre et je maudis mon imprudence, je maudis la bêtise véritablement criminelle qui m’a poussé à me trouver tout d’un coup seul dans un grand parc sombre, seul dans le monde entier avec un homme aussi effroyable. Je suis incapable de faire autre chose que de rester cloué sur place, muet comme une carpe, à regarder le bras.

LE CONCIERGE. —

Le bras ? Quel bras ?

PETRUS. —

Eh bien, voyez-vous, cet homme transportait quelque chose de couleur brune dans sa brouette, quelque chose qui était recouvert de grands sacs de toile. Tout à coup, peut-être à la suite d’un geste un peu trop vif de sa part, la brouette a failli se renverser, un bras est apparu par-dessous les sacs et s’est mis à traîner sur le sol.

LE CONCIERGE. —

C’est ça qui les avait effrayés.

PETRUS. —

Oui. Mon dieu, si seulement j’avais ouvert les yeux un peu plus tôt, si seulement j’avais eu autant de bon sens.