Mais j’étais là, debout à côté de cette brouette, et je ne voyais rien d’autre au monde que cet horrible bras.

LE CONCIERGE. —

Et comment était-il, ce bras ?

PETRUS. —

Oh, il était jeune, ses doigts étaient longs et ils étaient morts depuis si peu de temps que j’ai été surpris qu’ils ne bougent pas, qu’ils n’essayent pas d’attraper les grains de sable et les brindilles au passage, sur le sol. Il portait une montre au poignet. Elle marchait encore. Elle marquait cinq heures moins le quart.

LE CONCIERGE. —

Maintenant, il est bientôt six heures et demie. Dans les cellules, ils sont en train de manger. Vous n’entendez pas le bruit des cuillers, à travers le plafond ?

PETRUS. —

Six heures et demie, déjà ! Mais, à cinq heures moins le quart, l’homme à la brouette m’a dit : Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous désirez quelque chose ? Et, à l’étonnement non déguisé de sa voix, je me suis aperçu qu’il ne savait pas encore ce qui s’était passé, qu’il ne comprenait pas la raison de mon embarras soudain, de ma frayeur plus forte que tout le reste. Pendant un instant, j’ai ressenti un soulagement très vif et j’ai soudain levé les yeux vers son visage, mon regard a rencontré le sien et j’ai compris qu’il ne fallait pas que je le lâche si je voulais continuer à vivre. Eh bien, ai-je bégayé, c’est ce livre, c’est uniquement ce livre-là que vous avez pris sur le banc. Donnez-le moi, donnez-le moi tout de suite, je connais ceux qui l’ont laissé là. Ah bon, a-t-il dit, ce n’est que ça ; eh bien, tenez, le voilà ce livre. Et, l’instant d’après, il avait disparu. Et moi je suis resté là, tout seul dans ce parc, encore incapable de bouger après cet horrible choc, à écouter sa brouette commencer à grincer, ses pas qui se faisaient de plus en plus rapides. A la fin, il s’est mis à courir.

LE CONCIERGE. —

Il s’était aperçu de quelque chose ?

PETRUS. —

Peut-être. Je suis resté là avec le livre à la main. Il faisait toujours aussi sombre. J’ai senti mon corps qui s’affaissait mais j’ai lutté pour rester sur mes jambes. Et, tout d’un coup, je n’ai plus rien vu du tout. Les larmes me sortaient des yeux et coulaient le long de mon visage. Pendant plusieurs minutes, je suis resté aveugle et absent. Puis il s’est mis à pleuvoir. Il tombait une petite pluie qui ne faisait pas de bruit et les gouttes coulaient sur mes joues comme des larmes. J’ai erré pendant une bonne heure, je crois, dans ce parc solitaire, avec le livre sous mon manteau, mais je n’ai pas rencontré âme qui vive. Les deux jeunes gens avaient dû avoir encore plus peur que je ne l’imaginais. A la fin, je me suis retrouvé dans la grande rue qui passe ici.