D’ailleurs, il l’a déclaré, il jugeait ses morceaux, les matériaux d’une œuvre et non des œuvres délimitées. Je reproche à l’autre d’avoir écrit des contes et non des poèmes, et quels contes ! précieux, puérils, artistes ! Il serait possible pourtant que ces deux écrivains eussent créé le genre du « poème en prose » sans le savoir.
Max Jacob.
Septembre 1916
PREMIÈRE PARTIE
AVIS
Les poèmes qui font allusion à la guerre ont été écrits vers 1909 et peuvent être dits prophétiques. Ils n’ont pas l’accent que nos douleurs et la décence exigent des poèmes de la guerre : ils datent d’une époque qui ignorait la souffrance collective. J’ai prévu des faits ; je n’en ai pas pressenti l’horreur.
1914
Les éclairs n’ont-ils pas la même forme à l’étranger ? Quelqu’un qui se trouva chez mes parents discutait de la couleur du ciel. Y a-t-il des éclairs ? C’était un nuage rose qui s’avançait. Oh ! que tout changea ! Mon Dieu ! est-il possible que ta réalité soit si vivante ? La maison paternelle est là ; les marronniers sont collés à la fenêtre, la préfecture est collée aux marronniers, le mont Frugy est collé à la préfecture : les cimes seules, rien que les cimes. Une voix annonça : « Dieu ! » et il se fit une clarté dans la nuit. Un corps énorme cacha la moitié du paysage. Était-ce Lui ? était-ce Job ? Il était pauvre ; il montrait une chair percée, ses cuisses étaient cachées par un linge : que de larmes, ô Seigneur ! Il descendait… Comment ? Alors descendirent aussi des couples plus grands que nature. Ils venaient de l’air dans des caisses, dans des œufs de Pâques : ils riaient et le balcon de la maison paternelle fut encombré de fils noirs comme la poudre. On avait peur. Les couples s’installèrent dans la maison paternelle et nous les surveillions par la fenêtre. Car ils étaient méchants. Il y avait des fils noirs jusque sur la nappe de la table à manger et mes frères démontaient des cartouches Lebel. Depuis, je suis surveillé par la police.
1914
Son ventre proéminent porte un corset d’éloignement. Son chapeau à plumes est plat ; son visage est une effrayante tête de mort, mais brune et si féroce qu’on croirait voir quelque corne de rhinocéros ou dent supplémentaire à son terrible maxillaire. O vision sinistre de la mort allemande.
LA GUERRE
Les boulevards extérieurs, la nuit, sont pleins de neige ; les bandits sont des soldats ; on m’attaque avec des rires et des sabres, on me dépouille : je me sauve pour retomber dans un autre carré. Est-ce une cour de caserne, ou celle d’une auberge ? que de sabres ! que de lanciers ! il neige ! on me pique avec une seringue : c’est un poison pour me tuer ; une tête de squelette voilée de crêpe me mord le doigt. De vagues réverbères jettent sur la neige la lumière de ma mort.
FAUSSES NOUVELLES !
FOSSES NOUVELLES !
A une représentation de Pour la Couronne, à l’Opéra, quand Desdémone chante « Mon père est à Goritz et mon cœur à Paris », on a entendu un coup de feu dans une loge de cinquième galerie, puis un second aux fauteuils et instantanément des échelles de cordes se sont déroulées ; un homme a voulu descendre des combles : une balle l’a arrêté à la hauteur du balcon. Tous les spectateurs étaient armés et il s’est trouvé que la salle n’était pleine que de… et de… Alors, il y a eu des assassinats du voisin, des jets de pétrole enflammé. Il y a eu des sièges de loges, le siège de la scène, le siège d’un strapontin et cette bataille a duré dix-huit jours. On a peut-être ravitaillé les deux camps, je ne sais, mais ce que je sais fort bien c’est que les journalistes sont venus pour un si horrible spectacle, que l’un d’eux étant souffrant, y a envoyé madame sa mère et que celle-ci a été beaucoup intéressée par le sang-froid d’un jeune gentilhomme français qui a tenu dix-huit jours dans une avant-scène sans rien prendre qu’un peu de bouillon. Cet épisode de la guerre des Balcons a beaucoup fait pour les engagements volontaires en province. Et je sais, au bord de ma rivière, sous mes arbres, trois frères en uniformes tout neufs qui se sont embrassés les yeux secs, tandis que leurs familles cherchaient des tricots dans les armoires des mansardes.
MÉMOIRES DE L’ESPION
Écrire au Figaro que j’ai volé un fusil, oh ! le misérable ! c’est lui, le patron de l’hôtel ! mon frère a oublié son fusil à l’hôtel à Paris ; le patron l’a pris et il écrit au Figaro que c’est moi. Ça n’est pas difficile de rectifier : on adresse une lettre au « Monsieur de l’orchestre », « Courrier des Théâtres ». Est-ce bien utile ? je quitterai l’hôtel : le lit n’est jamais fait ; il vient des vieilles dans ma chambre pour se moquer de ma misère ; les jeunes bonnes ne savent que montrer leurs épaules. Ai-je jamais volé de fusil ?
A LA RECHERCHE DU TRAÎTRE
Encore l’hôtel ! mon ami Paul est prisonnier des Allemands. Mon Dieu, où est-il ? Lautenbourg, c’est un hôtel meublé, rue Saint-Sulpice, mais je ne sais pas le numéro de la chambre ! le bureau de l’hôtel est une chaire trop haute pour mes yeux. Je voudrais, n’avez-vous pas Mlle Cypriani… ce doit être 21 ou 26 ou 28 et moi de songer à la signification cabalistique de ces chiffres. C’est Paul qui est prisonnier des Allemands pour avoir trahi son colonel : en quelle époque vivons-nous ? le 21, le 26, le 28 sont des chiffres peints en blanc sur fond noir avec trois clefs.
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