Elle avait charmé tout le monde par son humour et son esprit(NB: En français dans le texte.) , mais elle s’était retirée d’un peu bonne heure, en se plaignant de souffrir de l’estomac.

Au matin, on l’avait trouvée morte dans son lit, sans qu’elle parût avoir aucunement souffert.

Sir Mathew Reid avait été appelé alors, mais il n’y avait plus rien à faire et, dans les délais légaux on l’avait enterrée à Beauchamp Chalcote.

Peu de jours avant sa mort, elle avait fait son testament. Elle laissait à lord Arthur sa petite maison de Curzon Street, tout son mobilier, ses effets personnels, sa galerie de peintures à l’exception de sa collection de miniatures qu’elle donnait à sa sœur, lady Margaret Rufford, et son bracelet d’améthyste qu’elle léguait à Sybil Merton.

L’immeuble n’avait pas beaucoup de valeur  mais Mr Mansfield, l’avoué, était très désireux que lord Arthur revînt, le plus tôt qu’il lui serait possible, parce qu’il y avait beaucoup de dettes à payer et que lady Clementina n’avait jamais tenu ses comptes en règle.

Lord Arthur fut très touché du bon souvenir de lady Clementina et pensa que Mr Podgers avait vraiment assumé une lourde responsabilité dans cette affaire.

Son amour pour Sybil, cependant, dominait toute autre émotion et la conscience qu’il avait fait son devoir lui donnait paix et réconfort.

En arrivant à Charing Cross, il se sentit tout à fait heureux.

Les Merton le reçurent très affectueusement, Sybil lui fit promettre qu’il ne supporterait pas qu’aucun obstacle s’interposât entre eux, et le mariage fut fixé au 7 juin.

La vie lui paraissait encore une fois belle et brillante et toute son ancienne joie renaissait pour lui.

Un jour, cependant, il inventoriait sa maison de Curzon Street avec l’avoué de lady Clementina et Sybil, brûlant des paquets de lettres jaunies et vidant des tiroirs de bizarres vieilleries, quand la jeune fille poussa soudain un petit cri de joie.

– Qu’avez-vous trouvé, Sybil ? dit lord Arthur levant la tête de son travail et souriant.

– Cette jolie petite bonbonnière(NB: En français dans le texte.) d’argent. Est-ce gentil et hollandais ? Me la donnez-vous ? Les améthystes ne me siéront pas, je le crois, jusqu’à ce que j’aie quatre-vingt ans.

C’était la boîte qui avait contenu l’aconitine.

Lord Arthur tressaillit et une rougeur subite monta à ses joues.

Il avait presque oublié ce qu’il avait fait et ce lui sembla une curieuse coïncidence que Sybil, pour l’amour de qui il avait traversé toutes ces angoisses, fût la première à les lui rappeler.

– Bien entendu, Sybil, ceci est à vous. C’est moi-même qui l’ai donnée à la pauvre lady Clem.

– Oh, merci, Arthur. Et aurais-je aussi le bonbon(NB: En français dans le texte.) ? Je ne savais pas que lady Clementina aimât les douceurs : je la croyais beaucoup trop intellectuelle.

Lord Arthur devint terriblement pâle et une horrible idée lui traversa l’esprit.

– Un bonbon, Sybil ! Que voulez-vous dire ? demanda-t-il d’une voix basse et rauque.

– Il y en a un là-dedans, un seul. Il paraît vieux et sale et je n’ai pas la moindre envie de le croquer… Qu’y a-t-il, Arthur ? Comme vous pâlissez !

Lord Arthur bondit à travers le salon et saisit la bonbonnière.

La pilule couleur d’ambre y était avec son globule de poison.

Malgré tout, lady Clementina était morte de sa mort naturelle.

La secousse de cette découverte fut presque au-dessus des forces de lord Arthur.

Il jeta la pilule dans le feu et s’écroula sur le canapé avec un cri de désespoir.

Chapitre 5

 

Mr Merton fut très navré du second ajournement du mariage et lady Julia, qui avait déjà commandé sa robe de noce, fit tout ce qu’elle put pour amener Sybil à une rupture.

Si tendrement cependant que Sybil aimât sa mère, elle avait fait don de toute sa vie en accordant sa main à lord Arthur et rien de ce que put lui dire lady Julia ne la fit chanceler dans sa foi.

Quant à lord Arthur, il lui fallut bien des jours pour se remettre de sa cruelle déception et, quelque temps, ses nerfs furent complètement détraqués.

Pourtant, son excellent bon sens se ressaisit bientôt et son esprit sain et pratique ne lui permit pas d’hésiter longtemps sur la conduite à tenir.

Puisque le poison avait fait une faillite si complète, la chose qu’il convenait d’employer était la dynamite ou tout autre genre d’explosifs.

En conséquence, il examina à nouveau la liste de ses amis et de ses parents et, après de sérieuses réflexions, il résolut de faire sauter son oncle, le doyen de Chichester.

Le doyen, qui était un homme de beaucoup de culture et de savoir, raffolait des horloges. Il avait une merveilleuse collection d’appareils à mesurer le temps qui s’étendait depuis le XVe siècle jusqu’à nos jours. Il parut à lord Arthur que ce dada du bon doyen lui fournissait une excellente occasion de mener à bien ses plans.

Mais se procurer une machine explosive était naturellement un tout autre problème.

Le London directory(NB: L’équivalent de notre Bottin pour le commerce anglais (Note du traducteur).) ne lui donnait aucun renseignement à ce sujet et il pensa qu’il lui serait de peu d’utilité d’aller aux informations à Scotland Yard(NB: La préfecture de police (Note du traducteur). ). Là on n’est jamais informé des faits et gestes du parti de la dynamite qu’après qu’une explosion a eu lieu, et encore n’en sait-on jamais bien long là-dessus.

Soudain il pensa à son ami Rouvaloff, jeune Russe de tendance très révolutionnaire, qu’il avait rencontré, l’hiver précédent, chez lady Windermere.

Le comte Rouvaloff passait pour écrire une vie de Pierre le Grand. Il était venu en Angleterre sous prétexte d’y étudier les documents relatifs au séjour du tzar dans ce pays en qualité de charpentier de marine  mais généralement on le soupçonnait d’être un agent nihiliste et il n’y avait nul doute que l’ambassade russe ne voyait pas d’un bon œil sa présence à Londres.

Lord Arthur pensa que c’était là tout à fait l’homme qui convenait à ses desseins, et un matin, il poussa jusqu’à son logement à Bloombury pour lui demander son avis et son concours.

– Voilà donc que vous songer à vous occuper sérieusement de politique, dit le comte Rouvaloff quand lord Arthur lui eut exposé l’objet de sa démarche.

Mais lord Arthur qui haïssait les fanfaronnades, de quelque genre que ce fût, se crut obligé de lui expliquer que les questions sociales n’avaient pas le moindre intérêt pour lui et qu’il avait besoin d’un exploseur dans une affaire purement familiale et qui ne concernait que lui-même.

Le comte Rouvaloff le considéra quelques instants avec surprise.

Puis, voyant qu’il était tout à fait sérieux, il écrivit une adresse sur un morceau de papier, signa de ses initiales et le tendit à lord Arthur à travers la table.

– Scotland Yard donnerait gros pour connaître cette adresse, mon cher ami.

– Ils ne l’auront pas, s’écria lord Arthur en éclatant de rire.

Et, après avoir chaleureusement secoué la main du jeune Russe, il se précipita en bas de l’escalier, regarda le papier et dit à son cocher de le conduire à Soho Square.

Là il le congédia et suivit Greek Street jusqu’à ce qu’il arrivât à une place que l’on appelle Bayle’s Court. Il passa sous le viaduc et se trouva dans un curieux cul-de-sac(NB: En français dans le texte.) qui paraissait occupé par une buanderie française. D’une maison à l’autre, tout un réseau de corde s’allongeait, chargé de linge et, dans l’air du matin, il y avait une ondulation de toiles blanches.

Lord Arthur alla droit au bout de ce séchoir et frappa à une petite maison verte.

Après quelque attente, durant laquelle toutes les fenêtres de la cour se peuplèrent de têtes qui paraissaient et disparaissaient, la porte fut ouverte par un étranger, d’allure assez rude, qui lui demanda en très mauvais anglais ce qu’il désirait.

Lord Arthur lui tendit le papier que lui avait donné le comte Rouvaloff.

Sitôt qu’il le vit, l’homme s’inclina et engagea lord Arthur à pénétrer dans une très petite salle au rez-de-chaussée, en façade.

Peu d’instants après, Herr Winckelkopf, comme on l’appelait en Angleterre, fit en hâte son entrée dans la salle, une serviette souillée de taches de vin à son cou et une fourchette à la main gauche.

– Le comte Rouvaloff, dit lord Arthur en s’inclinant, m’a donné une introduction près de vous et je suis très désireux d’avoir avec vous un court entretien pour une question d’affaire. Je m’appelle Smith… Robert Smith, et j’ai besoin que vous me fournissiez une horloge explosive.

– Enchanté de vous recevoir, lord Arthur, répliqua le malicieux petit Allemand en éclatant de rire. Ne me regardez donc pas d’un air si alarmé. C’est mon devoir de connaître tout le monde et je me souviens de vous avoir vu un soir chez lady Windermere. J’espère que sa Grâce est bien portante. Voulez-vous venir vous asseoir à côté de moi, tandis que je finis de déjeuner ? J’ai un excellent pâté (NB: En français dans le texte.) et mes amis sont assez bons pour dire que mon vin du Rhin est meilleur qu’aucun de ceux qu’on peut boire à l’ambassade d’Allemagne.

Et, avant que lord Arthur fût revenu de sa surprise d’avoir été reconnu, il se trouvait assis dans l’arrière-salle, buvait à petits traits le plus délicieux Marcobrünner dans une coupe jaune pâle marquée aux monogrammes impériaux et bavardait de la façon la plus amicale qu’il fût possible avec le fameux conspirateur.

– Des horloges à exploseur, dit Herr Winckelkopf, ne sont pas de très bons articles pour l’exportation à l’étranger, même lorsque l’on réussit à les faire passer à la douane. Le service des trains est si irrégulier que, d’ordinaire, elles explosent avant d’être arrivées à destination. Si, cependant, vous avez besoin de quelqu’un de ces engins pour un usage intérieur, je puis vous fournir un excellent article et vous garantir que vous serez satisfait du résultat. Puis-je vous demander à quel usage vous le destinez. Si c’est pour la police ou pour quelqu’un qui touche en quoi que ce soit à Scotland Yard, j’en suis désolé, mais je ne puis rien faire pour vous. Les détectives anglais sont vraiment nos meilleurs amis. J’ai toujours constaté qu’en tenant compte de leur stupidité nous pouvons faire absolument tout ce que nous voulons  je ne voudrais toucher à un cheveu de la tête d’aucun d’eux.

– Je vous assure, repartit lord Arthur, que cela n’a rien à faire avec la police. En réalité, le mouvement d’horlogerie est destiné au doyen de Chichester.

– Eh là ! Eh là ! Je n’avais nulle idée que vous soyez si prononcé en matière de religion, lord Arthur. Les jeunes gens d’aujourd’hui ne s’échauffent guère là-dessus.

– Je crois que vous me prisez trop, Herr Winckelkopf, dit lord Arthur en rougissant. Le fait est que je suis absolument ignorant en théologie.

– Alors c’est une affaire tout à fait personnelle.

– Tout à fait.

Herr Winckelkopf haussa les épaules et quitta la salle.

Quatre minutes après, il reparut avec un gâteau rond de dynamite de la dimension d’un penny et une jolie petite horloge française surmontée d’une figurine de la Liberté piétinant l’hydre du Despotisme.

Le visage de lord Arthur s’éclaira à cette vue.

– Voilà tout à fait ce qu’il me faut. Maintenant apprenez-moi comment elle explose.

– Ah ! ceci est mon secret, répondit Herr Winckelkopf, contemplant son invention avec un juste regard d’orgueil. Dites-moi seulement quand vous désirez qu’elle explose et je réglerai le mécanisme pour l’heure indiquée.

– Bon ! aujourd’hui c’est mardi, et si vous pouvez me l’expédier tout de suite…

– C’est impossible. J’ai un tas de travaux, une besogne très importante pour certains amis de Moscou.

– Oh ! il sera encore temps si elle est remise demain soir ou jeudi matin.