Quant au moment de l’explosion, fixons-la à
vendredi à midi. À cette heure-là, le doyen est toujours à la
maison.
– Vendredi à midi, répéta Herr Winckelkopf.
Et il prit une note à ce sujet sur un grand registre ouvert sur
un bureau près de la cheminée.
– Et maintenant, dit lord Arthur, se levant de sa chaise,
veuillez me faire savoir de combien je vous suis redevable.
– C’est une si petite affaire, lord Arthur, que je vais vous
compter cela au plus juste. La dynamite coûte sept shillings six
pences, le mouvement d’horlogerie trois livres dix shillings et le
port environ cinq shillings. Je suis trop heureux d’obliger un ami
du comte Rouvaloff.
– Mais votre dérangement, Herr Winckelkopf ?
– Oh ! ce n’est rien. C’est un plaisir pour moi. Je ne
travaille pas pour l’argent : je vis entièrement pour mon
art.
Lord Arthur déposa quatre livres deux shillings six pences sur
la table, remercia le petit Allemand de son amabilité et, déclinant
de son mieux une invitation à rencontrer quelques anarchistes à un
thé à la fourchette le samedi suivant, il quitta la maison de Herr
Winckelkopf et se rendit au parc.
Pendant les deux jours qui suivirent, lord Arthur fut dans un
état de très grande agitation nerveuse. Le vendredi à midi, il se
rendit au Buckingham Club pour y attendre les nouvelles.
Tout l’après-midi, le stupide laquais de service à la porte
monta des télégrammes de tous les coins du pays, donnant le
résultat des courses de chevaux, des jugements dans des affaires de
divorce, l’état de la température et d’autre information
semblables, tandis que le ruban dévidait les détails les plus
fastidieux sur la séance de nuit de la chambre des communes et une
petite panique au Stock Exchange(NB: La bourse de Londres.).
À quatre heure arrivèrent les journaux du soir et lord Arthur
disparut dans le salon de lecture avec la Pall Mall Gazette,
la James’s Gazette, le Globe et l’Écho, à la
grande indignation du colonel Goodchild, qui désirait lire le
compte-rendu d’un discours prononcé par lui, le matin, à l’hôtel du
lord-maire, au sujet des missions sud-africaines et de la
convenance d’avoir, dans chaque province, des évêques nègres.
Or le colonel, pour une raison ou une autre, avait un préjugé
très vif contre les Evenings News.
Aucun des journaux, cependant, ne contenait la moindre allusion
à Chichester et lord Arthur comprit que l’attentat avait
échoué.
Ce fut pour lui un terrible coup et, quelques minutes, il
demeura tout à fait abattu.
Herr Winckelkopf, qu’il alla voir le lendemain, se répandit en
excuses laborieuses et offrit de lui fournir une autre horloge à
ses propres frais ou une caisse de bombes de nitroglycérine au prix
coûtant.
Mais lord Arthur avait perdu toute confiance dans les explosifs
et Herr Winckelkopf reconnut que toutes choses sont si
sophistiquées aujourd’hui qu’il est difficile d’avoir même de la
dynamite non frelatée.
Cependant, le petit Allemand, tout en admettant que le mouvement
à horlogerie pouvait être défectueux sur quelques points, n’était
pas sans espoir que l’horloge pût encore se déclencher. Il citait à
l’appui de sa thèse le cas d’un baromètre qu’il avait envoyé, une
fois, au gouverneur militaire d’Odessa, réglé pour exploser le
dixième jour. Ce baromètre n’avait rien produit au bout de trois
ans. Il était également tout à fait exact que, lorsqu’il explosa,
il ne réussit qu’à réduire en bouillie une servante, car le
gouverneur avait quitté la ville six semaines avant, mais du moins
cela prouvait que la dynamite, en tant que force destructive, sous
le commandement d’un mouvement d’horlogerie, était un agent
puissant, bien qu’un peu inexact.
Lord Arthur fut un peu consolé par cette réflexion, mais même à
ce point de vue, il était destiné à éprouver une nouvelle
déception.
Deux jours plus tard, comme il montait l’escalier, la duchesse
l’appela dans son boudoir et lui montra une lettre qu’elle venait
de recevoir du doyenné.
– Jane m’écrit des lettres charmantes, lui dit-elle, vous
devriez lire la dernière : elle est aussi intéressante que les
romans que nous envoie Mudie.
Lord Arthur lui prit vivement la lettre des mains.
Elle était ainsi conçue :
LE DOYENNÉ, CHICHESTER
27 mai
« Ma bien chère tante,
« Je vous remercie beaucoup de la flanelle pour la société
Dorcas et aussi pour le guingamp.
« Je suis tout à fait d’accord avec vous pour estimer absurde
leur besoin de porter de jolies choses, mais aujourd’hui tout le
monde est si radical, si irréligieux qu’il est difficile de leur
faire voir qu’ils ne doivent pas avoir les goûts et l’élégance des
hautes classes. Vraiment je ne sais où nous allons ! Comme
papa le dit souvent dans ses sermons, nous vivons dans un siècle
d’incrédulité.
« Nous avons eu une bonne histoire au sujet d’une petite pendule
qu’un admirateur inconnu a envoyée à papa jeudi dernier. Elle est
arrivée de Londres, port payé, dans une caisse de bois et papa
pense qu’elle lui a été expédiée par quelque lecteur de son
remarquable sermon La Licence est-elle la Liberté ?,
car la pendule est surmontée d’une figure de femme avec ce qu’on
appelle un bonnet phrygien sur la tête.
« Moi, je ne trouve pas cela très convenable, mais papa dit que
c’est historique. Je suppose donc qu’il n’y a rien à redire.
« Parker a dépaqueté l’objet et papa l’a placé sur la cheminée
de la bibliothèque.
« Nous étions tous assis dans cette pièce vendredi matin, quand,
au moment même où la pendule sonnait midi, nous entendîmes comme un
bruit d’ailes une petite bouffée de fumée sortit du piédestal
de la figure et la déesse de la Liberté tomba et se cassa le nez
sur le garde-feu.
« Maria était tout en émoi, mais c’était vraiment une aventure
si ridicule que James et moi nous avons fait une bonne partie de
rire. Papa même faisait chorus.
« Quand nous avons examiné l’horloge, nous avons vu que c’était
une espèce de réveille-matin et qu’en plaçant l’arrêt sur une heure
déterminée et en mettant de la poudre et une capsule de fulminate
sous un petit marteau, l’éclatement se produisait quand on le
voulait.
« Papa a dit que c’était une pendule trop bruyante pour demeurer
dans la bibliothèque.
« Reggie l’a donc emportée à l’école et là elle continue à
produire de petites explosions tout le long de la journée.
« Pensez-vous qu’Arthur aimerait un cadeau de noces de ce
genre ? Je suppose que cela doit être tout à fait à la mode à
Londres.
« Papa dit que ces horloges sont propres à faire du bien, car
elles montrent que la liberté n’est pas durable et que son règne
doit finir par une chute. Papa dit que la liberté a été inventée au
temps de la révolution française. Cela semble épouvantable.
« Je vais aller tout à l’heure chez les Dorcas et je leur lirai
votre lettre si instructive. Combien est vraie, ma tante, votre
idée qu’avec leur rang dans la vie ils voudraient porter ce qui ne
leur sied pas. Je dois dire que leur souci du costume est absurde
quand ils ont tant d’autres graves soucis dans ce monde et dans
l’autre.
« Je suis bien heureuse que votre popeline à fleurs aille si
bien et que votre dentelle ne soit pas déchirée. Mercredi, je
porterai chez l’évêque le satin jaune dont vous m’avez si
gracieusement fait don et je crois qu’il fera le meilleur
effet.
« Avez-vous des nœuds ou non ? Jennings dit que maintenant
tout le monde porte des nœuds et que les chemisettes se font à
jabot.
« Reggie vient d’avoir une nouvelle explosion. Papa a ordonné de
transporter l’horloge à l’écurie. Je ne crois pas que papa
l’apprécie autant qu’au premier moment, bien qu’il soit très flatté
d’avoir reçu un présent si gentil et si ingénieux. Cela prouve
qu’on lit ses sermons et qu’on en tire profit.
«Papa vous envoie ses amitiés, James, Reggie et Maria s’unissent
à lui, espérant que la goutte de l’oncle Cécil va mieux.
« Croyez-moi, ma chère tante, votre nièce affectionnée
« JANE PERCY
« P. S. Répondez-moi au sujet des nœuds. Jennings soutient avec
insistance qu’ils sont à la mode. »
Lord Arthur regarda la lettre d’un air si sérieux et si
malheureux que la duchesse éclata de rire.
– Mon cher Arthur, lui déclara t-elle, je ne vous montrerai plus
une lettre de jeune fille ! Mais que dire de cette
pendule ? Cela me semble une invention vraiment curieuse et
j’aimerai en avoir une semblable.
– Je n’ai pas grande confiance dans ces horloges, dit lord
Arthur avec son sourire triste.
Et, après avoir embrassé sa mère, il quitta la pièce.
En arrivant au haut de l’escalier, il se jeta sur un fauteuil
et, ses yeux se remplirent de larmes.
Il avait fait de son mieux pour commettre le meurtre, mais en
deux occasions ses tentatives avaient échoué, et cela, sans qu’il y
eût de sa faute. Il avait essayé de faire son devoir, mais il
semblait que la destinée le trahissait.
Il était accablé par le sentiment de la stérilité des bonnes
intentions, de l’inutilité des efforts pour une belle action.
Peut-être eût-il mieux valu rompre le mariage. Sybil aurait
souffert, c’est vrai mais la souffrance ne ruine pas un
caractère aussi noble que le sien.
Quant à lui, qu’importait ! Il y a toujours quelque guerre
où un homme peut se faire tuer, quelque cause à laquelle un homme
peut donner sa vie, et si la vie n’avait pas de plaisir pour lui,
la mort ne l’effrayait pas.
Que la destinée ourdisse son sort à sa guise ! Il ne ferait
rien pour la conjurer.
À sept heures et demie passées, il s’habilla et se rendit au
club.
Sorbiton y était, avec une société de jeunes gens, et lord
Arthur fut obligé de dîner avec eux. Leur conversation banale,
leurs lazzis oiseux ne l’intéressaient pas et, sitôt que le café
fut servi, il les quitta, inventant le prétexte d’un rendez-vous
pour expliquer sa retraite.
Comme il sortait du club, le laquais de service à la porte lui
remit une lettre.
Elle était d’Herr Winckelkopf, qui l’invitait à venir, le
lendemain soir, voir un parapluie explosif qui éclatait aussitôt
qu’on l’ouvrait. C’était le dernier mot des inventeurs.
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