Dimitri collectionne les boîtes d’allumettes. Il a essayé de toutes les collections, les colliers de chien, les boutons d’uniforme, les timbres-poste. Mais il n’y a plus que les boîtes d’allumettes qui l’intéressent…, les petites boîtes en carton avec des chromos. Nous avons déjà réuni cinq mille deux cent quatorze types différents. Il y en a qui nous ont donné une peine affreuse à trouver. Ainsi, nous savions qu’on avait fait à Naples des boîtes avec les portraits de Mazzini et de Garibaldi et que la police avait saisi les boîtes et emprisonné le fabricant. À force de chercher et de demander, nous avons trouvé une de ces boîtes chez un contadin, qui nous l’a vendue cent lires et nous a dénoncés à la police. Les sbires visitèrent nos bagages. Ils ne trouvèrent pas la boîte, mais ils emportèrent mes bijoux. Alors j’ai pris goût à cette collection. Nous irons, l’été, en Suède pour compléter nos séries.

J’éprouvai (dois-je le dire ?) quelque pitié sympathique pour ces opiniâtres collectionneurs. Sans doute j’eusse préféré voir monsieur et madame Trépof recueillir en Sicile des marbres antiques, des vases peints ou des médailles. J’eusse aimé les voir occupés des ruines d’Agrigente et des traditions poétiques de l’Éryx. Mais enfin ils faisaient une collection, ils étaient de la confrérie, et pouvais-je les railler sans me railler un peu moi-même ?

– Vous savez maintenant, ajouta-t-elle, pourquoi nous voyageons dans cet affreux pays.

À ce coup, ma sympathie cessa et je ressentis quelque indignation.

– Ce pays n’est pas affreux, madame, répondis-je. Cette terre est une terre de gloire. La beauté est une si grande et si auguste chose, que des siècles de barbarie ne peuvent l’effacer à ce point qu’il n’en reste des vestiges adorables. La majesté de l’antique Cérès plane encore sur ces collines arides, et la Muse grecque, qui fit résonner de ses accents divins Aréthuse et le Ménale, chante encore à mes oreilles sur la montagne dénudée et dans la source tarie. Oui, madame, aux derniers jours de la terre, quand notre globe inhabité, comme aujourd’hui la lune, roulera dans l’espace son cadavre blême, le sol qui porte les ruines de Sélinonte gardera dans la mort universelle les signes de la beauté, et alors, alors du moins, il n’y aura plus de bouche frivole pour blasphémer ses grandeurs solitaires.

À peine eus-je prononcé ces paroles que j’en sentis la sottise. « Bonnard, me dis-je, un vieil homme, qui, comme toi, consuma sa vie sur les livres, ne sait pas converser avec les femmes. » Heureusement pour moi, madame Trépof n’avait pas plus compris mon discours que si c’eût été du grec.

Elle me dit avec douceur :

– Dimitri s’ennuie et, moi, je m’ennuie. Nous avons les boîtes d’allumettes. Mais on se lasse même des boîtes d’allumettes. Autrefois j’avais des ennuis et je ne m’ennuyais pas ; les ennuis, c’est une grande distraction.

Attendri par la misère morale de cette jolie personne :

– Madame, lui dis-je, je vous plains de n’avoir point d’enfant. Si vous en aviez un, le but de votre vie vous apparaîtrait et vos pensées seraient en même temps plus graves et plus consolantes.

– J’ai un fils, me répondit-elle. Il est grand, mon Georges, c’est un homme : il a huit ans. Je l’aime autant que quand il était tout petit, mais ce n’est plus la même chose.

Elle me tendit une rose de sa gerbe, sourit et me dit en montant dans sa voiture :

– Vous ne pouvez pas savoir, monsieur Bonnard, la joie que j’ai eue de vous voir. Je compte bien vous retrouver à Girgenti.

 

Girgenti, même jour.

Je m’arrangeai de mon mieux dans ma lettica. La lettica est une voiture sans roues ou, si l’on veut, une litière, une chaise portée par deux mules, l’une à l’avant et l’autre à l’arrière. L’usage en est ancien. J’ai vu parfois de ces litières figurées dans des manuscrits du XIVe siècle. Je ne savais pas alors qu’une litière toute semblable me porterait un jour de Monte-Allegro à Girgenti. Il ne faut jurer de rien.

Trois heures durant, les mules firent sonner leurs clochettes et battirent de leurs sabots un sol calciné. Tandis qu’à mes côtés se déroulaient lentement, entre deux haies d’aloès, les formes arides d’une nature africaine, je songeais au manuscrit du clerc Jean Toutmouillé, et je le désirais avec une ardeur candide, dont j’étais moi-même attendri, tant j’y découvrais d’innocence enfantine et de puérilité touchante.

Une odeur de rose, qui se fit mieux sentir vers le soir, me rappela madame Trépof.