Qui
vit peu change peu, et ce n’est guère vivre que d’user ses jours
sur de vieux textes.
Pourtant je me sens aujourd’hui un peu plus imprégné que jamais
de cette vague tristesse que distille la vie. L’économie de mon
intelligence (je n’ose me l’avouer à moi-même) est troublée depuis
l’heure caractéristique à laquelle l’existence du manuscrit de Jean
Toutmouillé m’a été révélée.
Il est étrange que, pour quelques feuillets de vieux parchemin,
j’aie perdu le repos ; mais rien n’est plus vrai. Le pauvre
sans désirs possède le plus grand des trésors : il se possède
lui-même. Le riche qui convoite n’est qu’un esclave misérable. Je
suis cet esclave-là. Les plaisirs les plus doux, celui de causer
avec un homme d’un esprit fin et modéré, celui de dîner avec un ami
ne me font pas oublier le manuscrit qui me manque depuis que je
sais qu’il existe. Il me manque le jour, il me manque la
nuit ; il me manque dans la joie et dans la tristesse ;
il me manque dans le travail et dans le repos.
Je me rappelle mes désirs d’enfant. Comme je comprends
aujourd’hui les envies toutes-puissantes de mon premier
âge !
Je revois avec une singulière précision une poupée qui, lorsque
j’avais dix ans, s’étalait dans une méchante boutique de la rue de
Seine. Comment il arriva que cette poupée me plut, je ne sais.
J’étais très fier d’être un garçon ; je méprisais les petites
filles et j’attendais avec impatience le moment (qui hélas !
est venu) où une barbe piquante me hérisserait le menton. Je jouais
aux soldats, et, pour nourrir mon cheval à bascule, je ravageais
les plantes que ma pauvre mère cultivait sur sa fenêtre. C’étaient
là des jeux mâles, je pense ! Et pourtant j’eus envie d’une
poupée. Les Hercules ont de ces faiblesses. Celle que j’aimais
était-elle belle au moins ? Non. Je la vois encore. Elle avait
une tache de vermillon sur chaque joue, des bras mous et courts,
d’horribles mains de bois et de longues jambes écartées. Sa jupe à
fleurs était fixée à la taille par deux épingles. Je vois encore
les têtes noires de ces deux épingles. C’était une poupée de
mauvais ton, sentant le faubourg. Je me rappelle bien que, tout
bambin que j’étais et n’ayant pas encore usé beaucoup de culottes,
je sentais, à ma manière, mais très vivement, que cette poupée
manquait de grâce, de tenue ; qu’elle était grossière, qu’elle
était brutale. Mais je l’aimais malgré cela, je l’aimais pour cela.
Je n’aimais qu’elle. Je la voulais. Mes soldats et mes tambours ne
m’étaient plus de rien. Je ne mettais plus dans la bouche de mon
cheval à bascule des branches d’héliotrope et de véronique. Cette
poupée était tout pour moi. J’imaginais des ruses de sauvage pour
obliger Virginie, ma bonne, à passer avec moi devant la petite
boutique de la rue de Seine. J’appuyais mon nez à la vitre, et il
fallait que ma bonne me tirât par le bras. « Monsieur
Sylvestre, il est tard et votre maman vous grondera. »
M. Sylvestre se moquait bien alors des gronderies et des
fessées. Mais sa bonne l’enlevait comme une plume, et
M. Sylvestre cédait à la force. Depuis, avec l’âge, il s’est
gâté et cède à la crainte. Il ne craignait rien alors.
J’étais malheureux.
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