Une honte irréfléchie mais irrésistible
m’empêchait d’avouer à ma mère l’objet de mon amour. De là mes
souffrances. Pendant quelques jours la poupée, sans cesse présente
à mon esprit, dansait devant mes yeux, me regardait fixement,
m’ouvrait les bras, prenait dans mon imagination une sorte de vie
qui me la rendait mystérieuse et terrible, et d’autant plus chère
et plus désirable.
Enfin, un jour, jour que je n’oublierai jamais, ma bonne me
conduisit chez mon oncle, le capitaine Victor, qui m’avait invité à
déjeuner. J’admirais beaucoup mon oncle, le capitaine, tant parce
qu’il avait brûlé la dernière cartouche française à Waterloo que
parce qu’il apprêtait de ses propres mains, à la table de ma mère,
des chapons à l’ail, qu’il mettait ensuite dans la salade de
chicorée. Je trouvais cela très beau. Mon oncle Victor m’inspirait
aussi beaucoup de considération par ses redingotes à brandebourgs
et surtout par une certaine manière de mettre toute la maison sens
dessus dessous dès qu’il y entrait. Encore aujourd’hui, je ne sais
trop comment il s’y prenait, mais j’affirme que, quand mon oncle
Victor se trouvait dans une assemblée de vingt personnes, on ne
voyait, on n’entendait que lui. Mon excellent père ne partageait
pas, à ce que je crois, mon admiration pour l’oncle Victor, qui
l’empoisonnait avec sa pipe, lui donnait par amitié de grands coups
de poing dans le dos et l’accusait de manquer d’énergie. Ma mère,
tout en gardant au capitaine une indulgence de sœur, l’invitait
parfois à moins caresser les flacons d’eau-de-vie. Mais je
n’entrais ni dans ces répugnances ni dans ces reproches, et l’oncle
Victor m’inspirait le plus pur enthousiasme. C’est donc avec un
sentiment d’orgueil que j’entrai dans le petit logis qu’il habitait
rue Guénégaud. Tout le déjeuner, dressé sur un guéridon au coin du
feu, consistait en charcuterie et en sucreries.
Le capitaine me gorgea de gâteaux et de vin pur. Il me parla des
nombreuses injustices dont il avait été victime. Il se plaignit
surtout des Bourbons, et comme il négligea de me dire qui étaient
les Bourbons, je m’imaginai, je ne sais trop pourquoi, que les
Bourbons étaient des marchands de chevaux établis à Waterloo. Le
capitaine, qui ne s’interrompait que pour nous verser à boire,
accusa par surcroît une quantité de morveux, de jean-fesse et de
propres-à-rien que je ne connaissais pas du tout et que je haïssais
de tout mon cœur. Au dessert, je crus entendre dire au capitaine
que mon père était un homme que l’on menait par le bout du
nez ; mais je ne suis pas bien sûr d’avoir compris. J’avais
des bourdonnements dans les oreilles, et il me semblait que le
guéridon dansait.
Mon oncle mit sa redingote à brandebourgs, prit son chapeau
tromblon, et nous descendîmes dans la rue, qui m’avait l’air
extraordinairement changée. Il me semblait qu’il y avait très
longtemps que je n’y étais venu. Toutefois, quand nous fûmes dans
la rue de Seine, l’idée de ma poupée me revint à l’esprit et me
causa une exaltation extraordinaire. Ma tête était en feu. Je
résolus de tenter un grand coup. Nous passâmes devant la
boutique ; elle était là, derrière la vitre, avec ses joues
rouges, avec sa jupe à fleurs et ses grandes jambes.
– Mon oncle, dis-je avec effort, voulez-vous m’acheter
cette poupée ?
Et j’attendis.
– Acheter une poupée à un garçon, sacrebleu ! s’écria
mon oncle d’une voix de tonnerre. Tu veux donc te déshonorer !
Et c’est cette Margot-là encore qui te fait envie. Je te fais
compliment, mon bonhomme. Si tu gardes ces goûts-là, et si à vingt
ans tu choisis tes poupées comme à dix, tu n’auras guère d’agrément
dans la vie, je t’en préviens, et les camarades diront que tu es un
fameux jobard. Demande-moi un sabre, un fusil, je te les payerai,
mon garçon, sur le dernier écu blanc de ma pension de retraite.
Mais te payer une poupée, mille tonnerres ! pour te couvrir de
honte ! Jamais de la vie ! Si je te voyais jouer avec une
margoton ficelée comme celle-là, monsieur le fils de ma sœur, je ne
vous reconnaîtrais plus pour mon neveu.
En entendant ces paroles, j’eus le cœur si serré que l’orgueil,
un orgueil diabolique, m’empêcha seul de pleurer.
Mon oncle, subitement calmé, revint à ses idées sur les
Bourbons ; mais moi, resté sous le coup de son indignation,
j’éprouvais une honte indicible. Ma résolution fut bientôt prise.
Je me promis de ne pas me déshonorer ; je renonçai fermement
et pour jamais à la poupée aux joues rouges. Ce jour-là je connus
l’austère douceur du sacrifice.
Capitaine, s’il est vrai que de votre vivant vous jurâtes comme
un païen, fumâtes comme un Suisse et bûtes comme un sonneur, que
néanmoins votre mémoire soit honorée, non seulement parce que vous
fûtes un brave, mais aussi parce que vous avez révélé à votre neveu
en pantalons courts le sentiment de l’héroïsme ! L’orgueil et
la paresse vous avaient rendu à peu près insupportable, ô mon oncle
Victor ! mais un grand cœur battait sous les brandebourgs de
votre redingote. Vous portiez, il m’en souvient, une rose à la
boutonnière. Cette fleur que vous tendiez si volontiers aux
demoiselles de boutiques, cette fleur au grand cœur ouvert qui
s’effeuillait à tous les vents, était le symbole de votre glorieuse
jeunesse.
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