Tous deux étaient francs et bons, mais batailleurs ; tous deux n’avaient pas de fortune, mais étaient courageux et ne reculaient pas devant l’ouvrage.
– Enfin, disait la petite Marie, en se posant devant Claudine qui tournait les rubans de son tablier d’un air indécis, cette situation-là ne peut durer, ils finiront par s’égorger. Je parlerai à ta mère, si tu n’oses.
– Oh ! non je t’en prie, ne dis rien, maman me gronderait, leur dirait des sottises et leur défendrait de m’adresser la parole.
– Voyons, Claudine, nous allons peser les qualités et les défauts, les avantages et les désavantages de chacun, et puis nous verrons lequel des deux vaut le mieux ! D’un côté, Aristide est un brave garçon.
– Oui ! oui, pour ça, c’est un brave garçon.
– Mais sais-tu bien qu’il deviendra comme un muid ? et dame ! c’est bien désagréable d’avoir pour mari un homme dont tout le monde plaint la corpulence. Il est vrai, poursuivit-elle, que Just est un brave garçon.
– Oh ! oui, pour ça, c’est un brave garçon.
– Bien, mais sais-tu qu’il demeurera toute sa vie maigre comme un échalas, et, ma foi, je t’avoue qu’il est bien triste de vivre tous les jours avec un homme qui a l’air de mourir de faim.
– De sorte que, reprit en souriant Claudine, le mieux serait d’épouser un mari qui ne fût ni trop gras ni trop maigre ; mais alors il ne faut prendre ni Just ni Aristide.
– Ah ! mais non ! s’écria Marie ; ces garçons t’aiment, il faut au moins que l’un des deux soit heureux.
– Chut ! je me sauve, j’entends maman qui gronde.
– Ah ! bien oui ! disait la mère Turtaine d’une voix courroucée, les mains plantées sur les hanches, le ventre proéminent sous son tablier bleu ; c’est bien la peine d’élever une jeunesse pour qu’elle écoute ainsi les ordres de sa mère ! Elle n’a pas seulement balayé notre place, il n’y a pas moyen de s’y tenir tant il y a d’épluchures.
– Voyons, petite maman, ne me gronde pas, fit sa fille, en prenant un petit air câlin qui ne justifiait que trop l’amour des pauvres garçons pour elle ; je ne bavarderai plus autant, je te le promets.
Elle prépara sa devanture et demeura songeuse. Elle se rappelait maintenant que les deux rivaux s’étaient battus, et que c’était pour cela que ni l’un ni l’autre n’avait balayé son petit réduit, ainsi qu’ils avaient coutume de le faire. Pourvu qu’ils ne se soient pas blessés, pensait-elle, et elle se sentait plus d’inclination pour celui qui aurait le plus souffert.
– Voyons, dit sa mère, je vais chercher notre café ; que tout soit prêt quand je reviendrai, que je puisse déjeuner tranquillement.
– Est-il vrai, dit Claudine à la femme Truchart, sa voisine et tante, que l’on s’est battu ce matin ici ?
– On me l’a dit ; c’est deux mauvais sujets ; on devrait pendre des batailleurs comme ça, ou les mettre dans l’armée, puisqu’ils aiment les coups.
Petite Claudine se tut et cessa la conversation. Un quart d’heure après, la maman arriva, tenant dans chaque main un grand bol plein d’une liqueur fumante et saumâtre.
– Ah ! bien, j’en apprends de belles, cria-t-elle, il paraît que ces deux gredins de Just et d’Aristide se sont battus, ce matin, à cause de toi. Qu’ils s’avisent un peu de rôder autour de nous ! c’est moi qui vais les recevoir ! Et toi, si tu leur adresses la parole ou si tu réponds à leurs discours, tu auras affaire à moi. A-t-on jamais vu !
La pauvre fille avait le coeur gros et ne pouvait manger ; soudain elle pâlit et renversa la moitié de son bol sur sa jupe : les deux adversaires venaient d’entrer dans le marché, l’un avec son oeil bleu, l’autre avec son nez tout escarbouillé. Ils se séparèrent à la porte et chacun s’en fut à sa boutique par une allée différente.
Toute la journée, elle les regardait alternativement, se disant : Le pauvre garçon, comme il doit souffrir avec son visage enflé ! Ce nez turgide et sanglant la désespérait. Puis elle regardait l’autre. A-t-il l’oeil abîmé ! murmurait-elle. Et cet oeil qui débordait d’un cercle de charbon lui faisait passer de petits frissons dans le dos. Faut-il qu’un homme soit brutal, pensait-elle, pour frapper ainsi un ami aux yeux. Elle se prenait à détester Aristide, puis elle voyait ce nez turgescent, et elle en venait à exécrer le gros Just. Elle y songea toute la nuit et ne put dormir. Que faire, pensait-elle, que faire ? Ce n’est pas de leur faute s’ils m’aiment. Je tâcherai de leur parler demain et je leur ferai promettre de ne plus se battre. Elle s’endormit sur cette heureuse idée et prépara, dans sa petite cervelle, de belles paroles pour les apaiser. Elle s’habilla, le matin, toute songeuse, aida sa mère à atteler le cheval et, chemin faisant, de Montrouge au marché, elle repassa son petit discours. La difficulté était de leur parler sans être vue par sa mère. Elle s’ingéniait à trouver des prétextes pour s’échapper un instant de la boutique et parler à chacun d’eux sans être vue par l’autre. Enfin, le hasard me fournira peut-être une occasion et, sur cette pensée consolante, elle fouetta vivement le cheval qui prit le petit trot et fit sonner, dans les rues endormies, les semelles de fer qu’il avait aux pieds.
Les deux rivaux étaient à leur place et se jetaient des regards défiants. Elle eut l’air de ne point les voir, déchargea la voiture et se promit, vers neuf heures, alors que le marché serait rempli de monde, de s’échapper. En effet, vers cette heure, une affluence de femmes mal peignées, couvertes de châles effilochés, jetant un regard de joie sur leurs chiens qui folâtraient dans les ruisseaux, inonda les rues étroites qui enserrent le marché. Sous prétexte de chercher une botte de persil qu’elle avait égarée, Claudine se faufila dans la foule et s’en fut à la boutique de Just. Il pâlit à sa vue, rougit subitement et son oeil devint d’un noir plus foncé ; sa boutique était encombrée de clientes, il leur répondait à peine, avait grande envie de les envoyer au diable et n’osait le faire, attendu que son patron était là et le surveillait du coin de l’oeil.
« Just, lui dit-elle enfin à voix basse, oubliant toutes les belles phrases qu’elle avait préparées, promettez-moi de ne plus vous battre.
– Mais, mademoiselle...
– Promettez-moi, ou je me fâche pour toujours avec vous.
– Je vous le promets, dit-il, tout rouge.
– Merci. »
Et elle se sauva en courant et rentra chez sa mère. Un quart d’heure après, elle parvint également à s’enfuir et s’en fut trouver Aristide qui la regarda d’un air effaré, vacilla sur ses jambes, balbutia quelques mots et fut obligé de s’asseoir, au grand ébahissement des acheteuses, qui crurent qu’il se trouvait mal et se mirent à crier. Elle n’eut que le temps de se sauver. « Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait-elle, quel malheur ! Je n’ai pourtant rien fait pour qu’ils m’aiment comme cela, ces pauvres garçons ! »
Vers midi, Just s’en vint rôder autour d’elle et lui glissa un petit mot qu’elle s’en fut ouvrir dans la rue : « Je ne puis vivre ainsi, disait-il, je vais vendre mon fonds et quitter le marché. » Ah ! s’écria-t-elle, celui-ci m’aime le plus ; si maman veut, je l’épouse. Un quart d’heure après, comme elle allait chercher du cerfeuil chez une amie, Aristide lui dit :
« Mademoiselle Claudine, je vais m’en aller, je suis trop malheureux.
– Ah ! mon Dieu ! il m’aime autant que l’autre ; c’est désespérant d’être aimée ainsi ! » Et, tout en disant cela, elle éprouvait, malgré elle, une certaine joie à se sentir ainsi adorée.
Elle revint plus perplexe encore.
1 comment