Que faire ? Telle était la question qu’elle se posait sans cesse. En attendant, les jours passaient et les amoureux ne partaient pas. Le premier qui partira sera celui qui m’aimera le plus, pensait-elle ; puis elle se reprenait et se disait tout bas : Non, celui qui me quittera le premier pourra vivre sans me voir, donc il m’aimera moins. En attendant, chacun restait à sa place, s’étant fait cette réflexion bien simple que partir c’était laisser le champ libre à son adversaire, qui ne partirait certainement pas. Donc, ils s’observaient et éprouvaient de furieuses tentations de se cribler la figure de nouvelles gourmades.
Malheureusement, cet amour insensé que les petits yeux et les bonnes joues de Claudine avaient allumé dans le coeur des pauvres garçons fut bientôt connu de tout le quartier. Le coiffeur d’en face, enchanté d’avoir une occasion de parler, en promenant ses mains graisseuses et son rasoir non moins graisseux sur la figure de ses clients, entra dans d’interminables discussions sur la beauté et la coquetterie de Claudine. Ces propos, grossissant à mesure qu’ils roulaient de bouche en bouche, ne devaient pas tarder à arriver aux oreilles de la mère Turtaine. Un marché, c’est une miniature de ville de province : on y passe son temps à médire de son prochain et à le piller autant que faire se peut, deux occupations agréables, si jamais il en fut. Les concierges du quartier, las de se plaindre de leurs locataires et de déplorer le sort qui les avait faits concierges, saisirent cette occasion d’interrompre leurs doléances et s’empressèrent de dire pis que pendre de la pauvre fille. Exaspérée par tous ces commérages et par toutes ces médisances, la mère Turtaine résolut de l’envoyer chez sa soeur, à Plaisir, dans le département de Seine-et-Oise.
Claudine partit le coeur gros en priant sa mère de la rappeler bientôt près d’elle. Les premiers jours lui semblèrent bien tristes et elle écrivit à sa mère une lettre dans laquelle elle la suppliait de lui permettre de revenir au marché. Bientôt cette lettre qu’elle désirait tant lui causa de terribles craintes. En quelques soirées son sort avait changé. Un soir qu’elle se promenait près de la tremblaie, elle fit rencontre d’un grand et beau garçon dont la mine éveillée et les allures puissantes lui plurent tout d’abord.
La première fois, il la regarda timidement et, sentant les yeux de la jeune fille fixés sur les siens, il baissa la tête, devint rouge du cou aux oreilles et ne put ouvrir la bouche ; la seconde fois, il osa l’aborder, mais il balbutia comme un imbécile et devint plus rouge encore que la première fois ; la troisième, il ouvrit la bouche, parvint à bredouiller quelques mots, à lui dire qu’il la connaissait, que son père était un grand ami de sa mère, et, depuis ce temps, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde.
Le soir, ils s’échappaient, se rencontraient au bas de la côte et se promenaient le long d’un petit ruisseau. Claudine marchait tout doucement, les yeux fixés à terre, les mains dans les poches de son petit tablier, et elle se sentait oppressée de délicieuses épouvantes. Lui la regardait à la dérobée et se mourait d’envie d’embrasser une petite place rose sur laquelle bouffait, comme une touffe d’herbes folles, un petit bouquet de cheveux pâles ; vingt fois il fut sur le point de se pencher et d’effleurer de ses lèvres cette rose moussue, puis, au moment où il se courbait et où sa bouche frôlait les cheveux, Claudine faisait un mouvement, et vite il reprenait son calme et marchait à côté d’elle, maudissant sa timidité, se jurant que la première fois il serait plus hardi. Un soir, ils marchaient tout au bord du ruisseau. La lune avait rejeté sa fourrure de nuées blanches et se mirait dans l’eau ; on eût dit une faucille d’argent posée sur une bande de moire bleue. Notre amoureux s’approcha de Claudine, et, au moment ou il allait enfin lui embrasser le cou, il aperçut dans le ruisseau l’image de sa bien-aimée qui souriait de le voir si gauche. Cette fois, il perdit la tête et embrassa si fort la petite place rose, qu’elle en resta blanche pendant quelques secondes et devint subitement rouge.
Tandis que Claudine simulait une colère qu’elle était loin de ressentir, Just et Aristide, que leur commune détresse avait rapprochés, alternaient, en des strophes désolées, sur la bonne mine et les charmes de leur fugitive déité. Néanmoins, comme la plus cuisante douleur finit par se calmer, il arriva qu’un beau jour l’un et l’autre se marièrent. Encore qu’elle ne les aimât point, Claudine ne laissa pas que d’être un peu vexée lorsqu’elle apprit cette nouvelle. – Être si vite oubliée ! les hommes sont donc des monstres.
– Vois-tu, ma fille, lui dit sentencieusement la maman Turtaine qui était venue la rejoindre à Plaisir, plus un homme aime, moins longtemps il reste fidèle ; retiens bien ça.
– Pourvu que mon amant ne m’aime pas autant que Just et Aristide ! pensa Claudine, et elle lui défendit de l’aimer. « Si tu m’aimes beaucoup, je ne t’épouse pas, dit-elle.
– Mais...
– C’est à prendre ou à laisser.
– J’accepte : il est donc bien entendu, Claudine, que je ne t’aime point, que je te déteste.
– Ah ! mais non, je ne te demande pas de me détester, je veux seulement que tu ne m’aimes pas beaucoup tout d’abord.
– Et ensuite ?...
– Ensuite, nous verrons. »
Quinze jours après, le mariage eut lieu.
Ah ! Claudine, la petite place rose est restée rouge depuis cette époque, et votre mari ne vous aime pas ! mais quelle couleur arborera-t-elle, alors qu’il vous aimera et que vous lui permettrez de faire sonner sur elle le grelot des baisers ?
Ta robe, ô hareng, c’est la palette des soleils couchants, la patine du vieux cuivre, le ton d’or bruni des cuirs de Cordoue, les teintes de santal et de safran des feuillages d’automne !
Ta tête, ô hareng, flamboie comme un casque d’or, et l’on dirait de tes yeux des clous noirs plantés dans des cercles de cuivre !
Toutes les nuances tristes et mornes, toutes les nuances rayonnantes et gaies amortissent et illuminent tour à tour ta robe d’écailles.
À côté des bitumes, des terres de Judée et de Cassel, des ombres brûlées et des verts de Scheele, des bruns Van Dyck et des bronzes florentins, des teintes de rouille et de feuille morte, resplendissent, de tout leur éclat, les ors verdis, les ambres jaunes, les orpins, les ocres de rhu, les chromes, les oranges de mars !
Ô miroitant et terne enfumé, quand je contemple ta cotte de mailles, je pense aux tableaux de Rembrandt, je revois ses têtes superbes, ses chairs ensoleillées, ses scintillements de bijoux sur le velours noir ; je revois ses jets de lumière dans la nuit, ses traînées de poudre d’or dans l’ombre, ses éclosions de soleils sous les noirs arceaux !
Mollement drapé d’un camail de nuées grises, le crépuscule déroulait ses brumeuses tentures sur la pourpre fondante d’un soleil couchant.
Elle s’avançait lentement, souriant d’un sourire vague, balançant sa taille mince dans une robe blanche piquée de pois rouges. Ses joues se tachaient par instants de plaques purpurines et ses longs cheveux ondoyaient sur ses épaules, roulant dans leurs flots sombres des roses blanches et des mauves.
Un peuple de jeunes gens et de jeunes filles la regardaient venir, fascinés par son oeil creux, par son rire maladif. Elle marchait sur eux, les étreignait de ses petits bras et collait furieusement ses lèvres contre leur bouche. Ils haletaient et frissonnaient de tout leur corps ; hors d’haleine, éperdus, hurlant de douleur, ils se tordaient sous le vent de son baiser comme des herbes sous le souffle d’un orage.
Des mères désolées embrassaient ses genoux, serraient ses mains, pleuraient de longs sanglots, et elle, impassible, pâle, l’oeil fixe, plein de lueurs mouillées, les mains moites, les seins dardant leurs pointes, les repoussait doucement et continuait sa route.
Une jeune fille se traînait à ses pieds, tenant sa poitrine à deux mains, râlant, crachant le sang. Grâce ! criait-elle, grâce ! ô phtisie ! aie pitié de ma mère, aie pitié de ma jeunesse ! mais la goule implacable la serrait dans ses bras et picorait sur ses lèvres de longs baisers.
La victime palpitait faiblement encore ; elle l’étreignit plus étroitement et choqua ses dents contre les siennes ; le corps se convulsa faiblement, puis demeura froid, inerte, et les joues se couvrirent de teintes glauques, de vapeurs livides.
Alors la déesse voleta lourdement, de pâles rayons jaillirent de ses prunelles et baignèrent de glacis bleuâtres les joues blanches de la morte.
Mollement drapé d’un camail de nuées grises, le crépuscule déroulait ses brumeuses tentures sur la pourpre fondante d’un soleil couchant.
Il pleut, il pleut, bergère ; presse tes blancs moutons : l’orage hurle, la pluie raie le ciel de fils gris, les éclairs strient de jets blancs les nuages qui se heurtent et s’écroulent ; rentre tes blancs moutons.
Les pauvres bêtes bêlent désespérément et lèvent au ciel leurs têtes hagardes ; elles courent, éclaboussent d’eau leur robe grise, se précipitent les unes sur les autres, s’enchevêtrent les pattes, tombent, se relèvent, bondissent comme une houle, tandis que le grand chien noir, ébouriffé, trempé jusqu’aux os, les frôle en baissant la tête et en grognant.
Ô ma petite bergère, que tu es changée ! Toi si mignarde, si frétillante, tu ne sautes plus dans l’herbe avec tes bas de soie brodés et tes mignonnes mules de satin rose, tu ne pinces plus de tes jolis doigts ta jupe qui bouillonne et crépite à chacun de tes sauts, tu clapotes lourdement dans l’eau avec des souliers gauchis et des pieds énormes ! Ta face béate, cuivrée par le soleil, bouffie par la graisse, se détache, déplorablement rouge, des ailes d’un chapeau amolli et boueux ; tes cheveux incultes ne fleurent plus les excitantes senteurs de la maréchale, et tes yeux si bizarrement lutins, dans leur cercle de pastel, ne décèlent plus que le grossier hébétement d’une fille de ferme !
Ô Estelle ! si Némorin, qui devait aller chez ton père lui demander ta main, te voyait si fantastiquement enlaidie, crois-tu qu’il s’écrierait : « En corset, qu’elle est belle ! Ô ma mère, voyez-la ! » Hélas ! lui aussi est bien changé ! Au lieu d’un galant cavalier au pourpoint céladon, agrémenté de bouffettes roses, aux chausses lilas ou jaune tendre, je vois un gros vacher vêtu d’une souquenille érodée, délavée et racornie par la pluie et le soleil.
Où donc est ta houlette enrubannée de faveurs bleues ? ô Némorin ! Où donc ta panetière, ta chemisette godronnée ? ô Estelle ! Où donc surtout ta taille fringante, ton regard enjôleur, plein de menteuses mignotises ?
Las ! tout cet exquis et pimpant attirail a disparu depuis longtemps ! Ces ondoiements de jupes, ces bruissements de linge, ces cliquetis de pierres fines, ces sifflements de la soie dans des forêts de théâtre, sous des feuillages bleutés, ont disparu pour jamais !
Et pourtant tu voudras peut-être les revêtir, ces falbalas que je regrette, maritorne joufflue ! Tu feras comme tes soeurs, comme tes aînées, tu iras à Paris, et ta robuste armature y fléchira sous le poids des grandes saouleries et des combats lubriques ! Et qui sait si, un soir de mi-carême, lasse de traîner en vain sur l’asphalte des trottoirs tes charmes frelatés et malsains, tu ne décrocheras pas dans l’arrière-boutique du fripier la défroque des bergères de Watteau que tu iras promener dans un bal, à la recherche d’une pâture incertaine ?
Ah ! mieux eût valu pour toi garder tes haillons de paysanne, mieux eût valu rester dans ton village, car tu regretteras plus d’une fois le temps où tu gardais les moutons ; plus d’une fois tu te sentiras obsédée par d’invincibles malaises, alors que ce refrain retentira dans ton âme, pleine de rancunes et de détresses :
Il pleut, il pleut, bergère ; presse tes blancs moutons : l’orage hurle, la pluie raie le ciel de fils gris, les éclairs strient de jets blancs les nuages qui se heurtent et s’écroulent ; rentre tes blancs moutons.
La nuit était venue, la lune émergeait de l’horizon, étalant sur le pavé bleu du ciel sa robe couleur soufre.
J’étais assis près de ma bien-aimée, oh ! bien près ! Je serrais ses mains, j’aspirais la tiède senteur de son cou, le souffle enivrant de sa bouche, je me serrais contre son épaule, j’avais envie de pleurer ; l’extase me tenait palpitant, éperdu, mon âme volait à tire d’aile sur la mer de l’infini.
Tout à coup elle se leva, dégagea sa main, disparut dans la charmoie, et j’entendis comme un crépitement de pluie dans la feuillée.
Le rêve délicieux s’évanouit... ; je retombais sur la terre, sur l’ignoble terre. Ô mon Dieu ! c’était donc vrai, elle, la divine aimée, elle était, comme les autres, l’esclave de vulgaires besoins !
Joaillier, choisis dans ta coupe tes pierres les plus précieuses, fais-les ruisseler entre tes doigts, embrase en gerbes multicolores les flammes des diamants et des rubis, des émeraudes et des topazes ; jamais leurs folles étincelles ne pétilleront comme les yeux de ma brune madone, comme les yeux de ma tant douce tourmente !
Les yeux de ma mie versent de morbides pâmoisons, de câlines stupeurs ! Ils flamboient comme des vesprées et reflètent, au déduit, les tons phosphorescents de la mer houleuse, le féerique scintillement des mouvantes lucioles dans les nuits d’orage.
Les yeux de ma mie rompent les plus fermes volontés : c’est le vin capiteux qui coule à plein bord, c’est le philtre qui charrie le vertige, c’est la vapeur de chanvre qui affole, c’est l’opium qui fait vaciller l’âme et la traîne, éperdue, dans d’inquiétantes hallucinations, dans de paradisiaques béatitudes.
Et qu’importe ! ivresse, vertige, enchantement, délire, je veux les boire jusqu’à l’extase dans ces coupes alléchantes, je veux assoupir mes angoisses, je veux étouffer mes rancoeurs dans les chaudes fumées de ton haleine, dans l’inaltérable splendeur de tes grands yeux, ô brune charmeresse !
Je veux boire l’oubli, l’irrémissible oubli, sur tes lèvres veloutées, sur ces fleurs turbulentes de ton sang ! Je veux entr’ouvrir leurs rouges corolles et en faire jaillir, dans un rehaut de lumière, tes dents, tes dents qui provoquent aux luttes libertines, tes dents qui mordent cruellement les coeurs, tes dents qui sonnent furieusement la charge des baisers !
Joaillier, choisis dans ta coupe tes pierres les plus précieuses, fais-les ruisseler entre tes doigts, embrase en gerbes multicolores les flammes des grenats et des améthystes, des saphirs et des chrysoprases ; jamais leurs folles étincelles ne pétilleront comme les yeux de ma bonne madone, comme les yeux de ma tant douce tourmente !
Las du bruissement des foules, dégoûté des criailleries des histrionnes d’amour, je vais me promener sur le boulevard Montparnasse ; je gagne la rue de la Santé, la rue du Pot-au-Lait et les chemins vagues qui longent la Bièvre. Cette petite rivière, si bleue à Buc, est d’un noir de suie à Paris.
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