Quelquefois même elle exhale des relents de bourbe et de vieux cuir, mais elle est presque toujours bordée de deux bandes de hauts peupliers et encadrée d’aspects bizarrement tristes qui évoquent en moi comme de lointains souvenirs, ou comme les rythmes désolés de la musique de Schubert. Quelle rue étrange que cette rue du Pot-au-Lait ! déserte, étranglée, descendant par une pente rapide dans une grande voie inhabitée, aux pavés enchâssés dans la boue ; le ruisseau court au milieu de la rue et charrie dans ses petites cascades des îlots d’épluchures de légumes qui tigrent de vert les eaux noirâtres. Les maisons qui la bordent s’appuient et se serrent les unes contre les autres. Les volets sont fermés ; les portes closes sont émaillées de gros clous, et parfois un peuple de petits galopins, au nez sale, aux cheveux frisés, se traînent sur les genoux, malgré les observations de leurs mères et jouent une longue partie de billes. Il faut les voir, accroupis, montrant leur petite culotte rapiécée, du fond de laquelle s’échappe un drapeau blanc, s’appuyant de la main gauche à terre et lançant dans un gros trou une petite bille. Ils se relèvent, sautillent, poussent des cris de joie, tandis que le partner, un petit bambin aussi mal accoutré, fait une mine boudeuse et observe avec inquiétude l’adresse de son adversaire. Une lanterne, suspendue en l’air par des cordes accrochées à deux maisons qui se font face, éclaire la rue, le soir. Il y a quelque temps, ces cordes se rompirent et le réverbère fut rattaché par mille petites ficelles qui aidèrent les grosses cordes à en soutenir le poids. On eût dit de la lanterne, au milieu de ce treillis de cordelettes, une gigantesque araignée tissant sa toile. Une fois engagé dans la longue route qui rejoint cette ruelle, vous arrivez, après quelques minutes de marche, près d’un petit étang, moiré de follicules vertes. On croirait être devant un étrange gazon, si parfois des grenouilles ne sautaient des herbes et ne faisaient clapoter et rejaillir sur le feuillage des gouttelettes d’eau brune.
La vue est bornée. D’un côté, la Bièvre et une rangée d’ormes et de peupliers ; de l’autre, les remparts. Des linges bariolés qui sèchent sur une corde, un âne qui remue les oreilles et se bat les flancs de sa queue pour chasser les mouches ; un peu plus loin, une hutte de sauvage, bâtie avec quelques lattes, crépie de mortier, coiffée d’un bonnet de chaume, percée d’un tuyau pour laisser échapper la fumée : c’est tout. C’est navrant, et pourtant cette solitude ne manque pas de charme. Ce n’est pas la campagne des environs de Paris, polluée par les ébats des courtauds de boutique, ces bois qui regorgent de monde, le dimanche, et dont les taillis sont semés de papiers gras et de culs de bouteilles ; ce n’est pas la vraie campagne, si verte, si rieuse au clair soleil ; c’est un monde à part, triste, aride, mais par cela même solitaire et charmant. Quelques ouvriers ou quelques femmes qui passent, un panier au bras, à la main un enfant qui se fait traîner et traîne lui-même un petit chariot en bois, peint en bleu, avec des roues jaunes, rompent seuls la monotonie de la route. Parfois, le dimanche, devant un petit cabaret dont l’auvent est festonné de pampres d’un vert cru et de gros raisins bleus, une famille de jongleurs vient donner des représentations en face des buveurs attablés en dehors. J’en vis une fois trois, tous jeunes, et une fille, au teint couleur d’ambre, aux grands yeux effarés, noirs comme des obsidiennes. Ils avaient établi une corde frottée de craie, reposant sur deux poteaux en forme d’X. Un drôle, à la face lamentablement laide, tournait pendant ce temps la bobinette d’un orgue. De tous côtés je voyais courir des enfants ; ils arrivaient tout en sueur, se rangeaient en cercle et attendaient avec une visible impatience le commencement des exercices. Les saltimbanques furent bientôt prêts : ils se ceignirent le front d’une bandelette rose, lamée de papillons de cuivre, firent craquer leurs jointures et s’élancèrent sur la corde.
Ils débutaient dans le métier et, après quelques tordions, ils s’épatèrent sur les pavés au risque de se rompre les os. La foule s’esbaudit. Un pauvre petit diable qui était tombé se releva avec peine, en se frottant le râble. Il souffrait atrocement et, malgré d’héroïques efforts, deux grosses larmes lui jaillirent des yeux et coulèrent sur ses joues. Ses frères le rebutèrent et sa soeur se mit à rire et lui tourna le dos.
Soudain, un grand vieillard, que j’aurais à peine entrevu et que j’appris être le père de cette lignée, s’avança tenant à la main un gobelet d’étain et fit la quête, qu’il versa sur un lambeau de tapis. Son tour allait venir. Son fils aîné étendit un chiffon sur le pavé ; le vieux se posa debout, les bras en l’air, et attendit ainsi quelques secondes. J’eus alors tout loisir pour l’examiner. C’était un homme âgé d’une cinquantaine d’années environ.
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