Des ficelles
étaient continuellement tendues en travers du couloir, et il s’y prenait les
pieds dans l’obscurité ; un jour, alors qu’il s’était habillé pour le rôle
d’« Isaac le Noir, ou le Chasseur des Bois de Hogley », il fit une
chute grave, pour avoir marché sur une pente savonnée, que les jumeaux avaient
installée depuis l’entrée de la chambre aux Tapisseries jusqu’au sommet de
l’escalier de chêne. Cette dernière insulte le mit dans une rage telle qu’il
résolut de tenter un suprême effort pour raffermir sa dignité et son rang, et
il se décida à rendre visite aux jeunes Etoniens insolents la nuit suivante,
dans son célèbre rôle de « Rupert le Téméraire, ou le Comte sans Tête ».
Il y avait plus de soixante-dix ans qu’il n’avait paru sous
ce déguisement, exactement depuis qu’il avait, par ce moyen, tellement effrayé
la jolie Lady Barbara Modish, qu’elle avait soudain rompu ses fiançailles avec
le grand-père de l’actuel Lord Canterville, pour s’enfuir à Gretna Green[8]
avec le beau Jack Castleton, déclarant que rien au monde ne l’amènerait à
s’allier à une famille qui permettait à un fantôme aussi horrible de déambuler
sur la terrasse, au crépuscule. Le pauvre Jack fut plus tard tué en duel, d’un
coup de pistolet, par Lord Canterville, sur le pré communal de Wandsworth, et
Lady Barbara mourut de chagrin à Tunbridge Wells avant que l’année fût écoulée :
ç’avait donc, à tous points de vue, été un grand succès. Toutefois, ce rôle
supposait une présentation physique extrêmement difficile, s’il m’est permis
d’employer cette expression empruntée au théâtre à propos de l’un des plus
grands mystères du surnaturel, ou, pour faire usage d’un terme plus
scientifique, du monde supra-naturel ; et il lui fallut largement trois
heures pour faire ses préparatifs. Enfin, tout fut prêt, et il fut fort content
de son aspect. Les grosses bottes de cuir à l’écuyère qui allaient avec le
costume étaient bien un tantinet trop grandes pour lui, et il ne put trouver
que l’un des deux pistolets d’arçon ; mais, dans l’ensemble, il fut
pleinement satisfait, et, à une heure et quart, il se glissa hors du lambris et
descendit tout doucement le couloir.
Lorsqu’il arriva à la chambre occupée par les jumeaux –
désignée, je dois le dire en passant, sous le nom de chambre Bleue, en raison
de la couleur de ses tentures, – il trouva la porte entrebâillée.
Désirant faire une entrée remarquée, il l’ouvrit toute
grande, d’un geste violent, lorsqu’un lourd broc d’eau lui tomba dessus, le
trempant jusqu’aux os, et manquant de quelques centimètres seulement son épaule
gauche. Au même instant, il entendit des éclats de rire étouffés provenant du
lit à colonnes. Le choc qu’en ressentit son système nerveux fut si grand qu’il
s’enfuit dans sa chambre à toutes jambes ; le lendemain, il fut immobilisé
par un gros rhume. La seule chose qui le consolait dans toute l’affaire,
c’était de n’avoir pas emporté sa tête, car s’il l’avait fait, les conséquences
auraient pu être très graves.
Il renonça dès lors à tout espoir d’effrayer jamais cette
grossière famille américaine, et se contenta, en général, de rôder le long des
couloirs, chaussé de pantoufles de lisière, avec un épais cache-nez rouge
autour de la gorge, de peur des courants d’air, et une petite arquebuse, pour
le cas où il aurait été attaqué par les jumeaux.
Le coup final qu’il reçut se produisit le 19 septembre.
Il était descendu dans le vestibule d’honneur, se sentant assuré que là, du
moins, il ne serait aucunement molesté, et s’amusait à faire des réflexions
satiriques sur les grandes photographies, par Saroni, du ministre des
États-Unis et de sa femme, qui avaient à présent pris la place des portraits de
famille des Canterville. Il était vêtu simplement mais proprement d’un long
linceul, maculé de terreau de cimetière ; il s’était attaché la mâchoire
avec une bande de linge jaune, et portait une petite lanterne et une pelle de
fossoyeur. En fait, il était costumé pour le rôle de « Jonas sans Tombe,
ou le Voleur de Cadavres de Chertsey Bam », une de ses créations les plus
remarquables, et l’une de celles dont les Canterville avaient toutes les
raisons de se souvenir, car c’était là l’origine véritable de leur querelle
avec leur voisin, Lord Rufford. Il était environ deux heures et quart du matin,
et, pour autant qu’il pouvait s’en rendre compte, nul ne remuait. Cependant,
tandis qu’il se dirigeait lentement vers la bibliothèque pour voir s’il restait
quelques traces de la tache de sang, deux personnages bondirent tout à coup sur
lui du fond d’un recoin sombre, agitant follement les bras au-dessus de leur
tête, et lui hurlant « Bou ! » à l’oreille.

Saisi de panique, ce qui, vu les circonstances, était bien
naturel, il se précipita dans l’escalier, mais trouva Washington Otis qui l’y
attendait, muni de la grande seringue du jardin. Se voyant ainsi encerclé de
toutes parts par ses ennemis, et presque aux abois, il disparut dans le gros
poêle de fonte, qui, heureusement pour lui, n’était pas allumé, et il fut
obligé de rentrer chez lui par les carreaux et les cheminées, arrivant dans sa
chambre dans un état affreux de saleté, de désordre, et de désespoir.
Après cela, on ne le vit plus en expédition nocturne. Les
jumeaux se tinrent en embuscade à plusieurs reprises pour le surprendre, et
parsemèrent tous les soirs les couloirs de coques de noix, au grand ennui de
leurs parents et des domestiques, mais ce fut en vain. Il était bien manifeste
qu’il se sentait tellement blessé dans ses sentiments, qu’il refusait
d’apparaître. Mr. Otis, en conséquence, se remit à son important travail
sur l’histoire du Parti démocrate, auquel il se consacrait depuis plusieurs
années ; Mrs. Otis organisa un merveilleux pique-nique aux palourdes[9],
qui fit sensation dans le comté ; les gamins s’adonnèrent à des parties de
lacrosse, d’euchre, de poker, et autres jeux nationaux américains ; et
Virginia parcourut les chemins sur son poney, accompagnée par le jeune duc de
Cheshire, qui était venu passer la dernière semaine de ses vacances à
Canterville Chase. Il fut généralement admis que le fantôme était parti, et, en
vérité, Mr. Otis écrivit une lettre en informant Lord Canterville, qui, en
réponse, exprima la grande satisfaction que lui causait cette nouvelle, et
adressa ses compliments à la digne épouse du Ministre.
Les Otis, cependant, se trompaient, car le fantôme était
toujours dans la maison ; et, bien qu’il fût maintenant presque réduit à
l’état d’invalide, il n’était nullement disposé à en rester là, d’autant moins
qu’il avait appris que, parmi les invités, se trouvait le jeune duc de
Cheshire, dont le grand-oncle, Lord Francis Stilton, avait un jour parié cent
guinées avec le colonel Carbury qu’il ferait une partie de dés avec le fantôme
de Canterville, et avait été retrouvé le lendemain matin étendu sur le parquet
de la salle de jeu, dans un tel état d’impotence paralytique que, bien qu’il
vécût jusqu’à un âge avancé, il ne fut plus capable de dire autre chose que « Double
Six ».
L’histoire s’était ébruitée à l’époque, bien que,
naturellement, par respect envers les sentiments des deux familles, l’on eût
fait tout son possible pour l’étouffer ; et l’on trouvera un récit
détaillé de tous les événements qui s’y rattachent, dans le troisième volume
des Souvenirs du Prince Régent et de ses Amis, de Lord Tattle.
Le fantôme était donc naturellement très désireux de montrer
qu’il n’avait pas perdu son influence sur les Stilton, à qui, en vérité, il
était apparenté de loin, sa propre cousine germaine ayant épousé en secondes
noces le Sieur de Bulkeley, de qui, comme chacun sait, descend toute la lignée
des ducs de Cheshire. Aussi prit-il ses dispositions pour apparaître devant le
petit amoureux de Virginia sous la forme de sa célèbre création : « Le
Moine Vampire, ou le Bénédictin Exsangue », – vision tellement
horrible que, lorsque la vieille Lady Startup en avait été témoin, ce qui était
arrivé un soir fatal de Saint-Sylvestre, en l’an 1764, elle s’était mise à
pousser des cris perçants, qui avaient abouti à une apoplexie violente, si bien
qu’elle était morte au bout de trois jours, après avoir déshérité les
Canterville, qui étaient ses parents les plus proches, et laissé tout son
argent à son apothicaire de Londres… Au dernier moment, toutefois, la terreur
que lui inspiraient les jumeaux l’empêcha de quitter sa chambre ; le petit
Duc dormit donc en paix sous le grand dais emplumé de la chambre Royale, et rêva
de Virginia.

5
Quelques jours après ces événements, Virginia et son
cavalier aux cheveux bouclés se promenèrent à cheval à travers les prés de
Brockley, où elle fit un accroc si désastreux à son amazone en sautant une
haie, qu’elle résolut, en rentrant, de monter par l’escalier de service afin
qu’on ne la vît pas. Alors qu’elle passait en courant devant la chambre aux
Tapisseries, dont la porte était ouverte, il lui sembla voir quelqu’un dans la
pièce, et, croyant que c’était la femme de chambre de sa mère, qui s’y
installait parfois avec son ouvrage, elle y entra pour lui demander de faire
une reprise à sa jupe.
Mais, à sa grande surprise, c’était le fantôme de
Canterville en personne ! Il était assis à la fenêtre, observant l’or en
ruine des feuilles jaunissantes tourbillonner dans l’air, et les feuilles
rouges danser follement dans la longue avenue. Sa tête était appuyée dans sa
main, et toute son attitude exprimait un abattement extrême. En vérité, il
avait l’air si triste et en si piteux état, que la petite Virginia, dont la
première pensée avait été de s’enfuir et de s’enfermer à clef dans sa chambre,
fut remplie de pitié, et résolut d’essayer de le consoler. Sa démarche était si
légère, et si profonde la mélancolie du fantôme, qu’il ne s’aperçut pas de sa
présence avant qu’elle lui eût parlé.
« Je vous plains bien sincèrement, dit-elle, mais mes
frères rentrent demain à Eton, et alors, si vous vous conduisez bien, personne
ne vous tracassera.
— Il est absurde de me demander de me bien conduire, répondit-il,
se retournant vers la jolie fillette qui avait osé lui adresser la parole,
absolument absurde. Il faut que je secoue mes chaînes, et que je gémisse à
travers les trous des serrures, et que j’erre pendant la nuit, si c’est là ce
que vous voulez dire. C’est ma seule raison d’être.
— Ce n’est nullement là une raison d’être, et vous
savez que vous avez été très méchant. Mrs. Umney nous a dit, le jour même
de notre arrivée, que vous aviez tué votre femme.
— Oh ! je le reconnais volontiers, dit le fantôme
d’un ton irrité, mais ce fut là strictement une affaire de famille, qui ne
regardait personne d’autre.
— C’est fort mal de tuer qui que ce soit, dit Virginia,
qui avait par moments une charmante gravité, héritée de quelque lointain
ancêtre de la Nouvelle-Angleterre.
— Oh ! comme je déteste la sévérité facile de
l’éthique abstraite ! Ma femme était fort laide, elle ne faisait jamais
empeser convenablement mes collerettes, et n’entendait rien à la cuisine.
Voyons ! Je me souviens d’un daim que j’avais abattu dans les bois de
Hogley, un daguet magnifique, et savez-vous comment elle l’a fait servir à
table ?… Enfin, peu importe, à présent, car tout cela est passé ; et
j’avais beau l’avoir tuée, je ne trouve pas que ç’ait été bien gentil de la
part de ses frères de me faire mourir de faim.
— Vous faire mourir de faim ? Oh ! monsieur
le Fantôme – je veux dire : Sir Simon, – avez-vous faim ?
J’ai un sandwich dans mon sac. Le voulez-vous ?
— Non, merci ; je ne mange jamais rien, à présent ;
mais c’est bien aimable à vous, néanmoins, et vous êtes beaucoup plus gentille
que le reste de votre affreuse famille, si grossière, si vulgaire, et si
malhonnête !
— Assez ! s’écria Virginia, en frappant du pied le
parquet, c’est vous qui êtes grossier, affreux et vulgaire ; et quant à la
malhonnêteté, vous savez fort bien que vous avez volé les couleurs dans ma
boîte, pour essayer de raviver cette ridicule tache de sang dans la
bibliothèque. Vous avez commencé par prendre tous mes rouges, y compris le
vermillon, de sorte que je n’ai plus pu faire de couchers de soleil ; puis
vous avez pris le vert émeraude et le jaune de chrome, et finalement il ne
m’est plus rien resté que l’indigo et le blanc de Chine, si bien que je n’ai pu
faire rien d’autre que des clairs de lune, qui sont toujours déprimants à
regarder, et qui ne sont pas faciles du tout à peindre. Je ne vous ai jamais
dénoncé, bien que je fusse fort contrariée, et toute cette histoire était
ridicule : car qui a jamais entendu parler de sang vert émeraude ?
— Enfin, voyons, dit le fantôme, d’un air assez penaud,
que vouliez-vous que je fisse ? Il est fort difficile de se procurer du
sang, à notre époque, et puisque votre frère est à l’origine de toute l’affaire
avec son Extra-Détersif, je n’ai vu aucune raison de ne pas m’approprier vos
couleurs. Quant à la teinte, c’est toujours une affaire de goût : les
Canterville ont du sang bleu, par exemple, – le plus bleu qui soit en
Angleterre ; mais je sais que, vous autres Américains, vous ne vous
intéressez pas aux choses de ce genre.
— Vous n’en savez absolument rien, et ce que vous
auriez de mieux à faire, ce serait d’émigrer, pour vous cultiver l’esprit.
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