Mon
père ne sera que trop heureux de vous accorder un passage gratuit, et bien
qu’il y ait des droits élevés sur les spiritueux[10]
de toute nature, il n’y aura pas de difficultés à la douane, car les
fonctionnaires y sont tous démocrates. Une fois à New York, vous aurez
certainement beaucoup de succès. Je connais des tas de gens qui donneraient
cent mille dollars pour avoir un grand-père, et bien plus encore pour avoir un
fantôme de famille.
— Je crois que cela ne me plairait pas, l’Amérique.
— Sans doute parce que nous n’avons pas de ruines ni de
curiosités, dit Virginia d’un ton sarcastique.
— Pas de ruines ? Pas de curiosités ?
répondit le fantôme. Vous avez votre marine et vos façons.
— Bonsoir ; je vais aller demander à papa
d’obtenir pour les jumeaux huit jours de congé supplémentaire.
— Je vous en prie, ne partez pas, Miss Virginia !
s’écria-t-il. Je suis si solitaire et si malheureux, et je ne sais vraiment que
faire ! Je voudrais m’endormir, et je ne le puis pas.
— Voilà qui est complètement absurde ! Vous n’avez
tout simplement qu’à vous mettre au lit et à souffler la bougie. Il est très
difficile, parfois, de rester éveillé, en particulier à l’église, mais il n’y a
absolument aucune difficulté à s’endormir. Voyons, les bébés eux-mêmes savent
faire cela, et ils ne sont pas très malins.
— Il y a trois cents ans que je n’ai pas dormi, dit-il
tristement, et les beaux yeux bleus de Virginia s’agrandirent, pleins
d’étonnement, oui, je n’ai pas dormi depuis trois cents ans, et je suis si
fatigué ! »
Virginia devint toute grave, et ses petites lèvres
frémirent, pareilles à des pétales de rose. Elle s’approcha, et, s’agenouillant
tout contre lui, leva les yeux sur son vieux visage flétri.
« Pauvre, pauvre fantôme, murmura-t-elle ;
n’avez-vous nul endroit où vous puissiez dormir ?
— Au loin, là-bas, au-delà des bois de pins,
répondit-il, d’une voix lente et rêveuse, il y a un petit jardin. L’herbe y
croît, longue et drue ; il y a là les grosses étoiles blanches de la fleur
de ciguë, et le rossignol y chante toute la nuit. Toute la nuit, il chante, et
la lune froide, pareille à un globe de cristal, penche ses regards sur ce
jardin ; et l’if étend ses bras géants au-dessus des dormeurs. »
Les yeux de Virginia s’embuèrent de larmes, et elle se cacha
la tête dans les mains.
« Vous voulez dire le Jardin de la Mort,
chuchota-t-elle.
— Oui, la Mort. Comme la Mort doit être belle !
Reposer dans la terre molle et brune, tandis que les herbes vous ondulent
au-dessus de la tête, et écouter le silence… N’avoir pas d’hier, et pas de
demain… Oublier le temps, oublier la vie, être en paix… Vous pouvez m’aider.
Vous pouvez m’ouvrir le portail de la maison de la Mort, car l’Amour est
toujours avec vous, et l’Amour est plus fort que la Mort. »
Virginia se mit à trembler ; elle fut parcourue d’un
frisson glacial, et pendant quelques instants il y eut un silence. Elle avait
l’impression d’être au milieu d’un rêve terrible.
Puis le fantôme se remit à parler, et sa voix ressemblait
aux soupirs du vent :
« Avez-vous lu la vieille prophétie sur la fenêtre de
la bibliothèque ?
— Oh ! souvent, s’écria la fillette, levant les
yeux, je la connais fort bien. Elle est peinte avec de drôles de lettres
noires, et elle est difficile à lire. Il n’y a que six vers :

Quand
celle aux cheveux d’or aura su arracher
Les
mots d’une prière aux lèvres du péché,
Quand
l’amandier stérile aura repris ses charmes,
Et
qu’un petit enfant aura donné ses larmes,
Alors,
cette maison redeviendra tranquille
Et
la paix reviendra devers les Canterville.
Mais je ne sais pas ce qu’ils signifient.
— Ils signifient, dit-il tristement, qu’il faut que
vous pleuriez sur mes péchés, parce que je n’ai point de larmes, et que vous
priiez avec moi pour mon âme, parce que je n’ai point de foi, et alors, si vous
avez toujours été douce, sage, et gentille, l’Ange de la Mort aura pitié de
moi. Vous verrez des formes effarantes dans l’obscurité, et des voix mauvaises
vous parleront tout bas à l’oreille, mais elles ne vous feront pas de mal, car
contre la pureté d’une enfant les puissances de l’Enfer ne peuvent rien. »
Virginia ne répondit rien, et le fantôme se tordit les mains
en signe de désespoir farouche ; tandis qu’il abaissait son regard sur la
tête penchée et dorée de la fillette. Tout à coup elle se redressa, toute pâle,
avec une lueur étrange dans les yeux.
« Je n’ai pas peur, dit-elle avec fermeté, et je
demanderai à l’Ange d’avoir pitié de vous. »
Il se leva de son siège avec un léger cri de joie, et, lui
prenant la main, se pencha sur elle avec une grâce d’un autre temps, et la
baisa. Il avait les doigts froids comme de la glace, et les lèvres brûlantes
comme du feu, mais Virginia n’hésita pas, tandis qu’il lui faisait traverser la
pièce plongée dans la pénombre. Sur les tapisseries vertes et fanées étaient
brodés de petits chasseurs. Ils sonnaient de leurs cors garnis d’aiguillettes,
et, de leurs petites mains, lui faisaient signe de revenir. « Reviens,
petite Virginia ! criaient-ils, reviens ! » mais le fantôme lui
agrippa la main plus étroitement, et elle ferma les yeux pour ne pas les voir.
Des animaux horribles, à la queue de lézard et aux yeux protubérants,
clignaient vers elle du haut de la cheminée sculptée, et murmuraient : « Prends
garde, petite Virginia, prends garde ! Il se peut que nous ne te revoyions
plus jamais ! » mais le fantôme avança plus vite de sa démarche
glissée, et Virginia ne les écouta pas. Quand ils eurent atteint le fond de la
pièce, il s’arrêta, et marmotta quelques mots qu’elle fut incapable de
comprendre. Elle ouvrit les yeux, et vit le mur qui s’évanouissait lentement
comme une brume, et, devant elle, une grande caverne noire. Un vent froid et
mordant les enveloppa, et elle sentit quelque chose qui tirait sa robe. « Vite,
vite, s’écria le fantôme, sinon, il sera trop tard ! » En un instant,
le lambris s’était refermé sur eux, et la chambre aux Tapisseries était vide.

6
Une dizaine de minutes plus tard, la cloche sonna pour le
thé, et, comme Virginia ne descendait pas, Mrs. Otis dépêcha là-haut l’un
des laquais, pour la prévenir. Il revint au bout d’un petit moment, disant
qu’il ne trouvait nulle part Miss Virginia. Comme elle avait l’habitude de
sortir tous les soirs au jardin afin de cueillir des fleurs pour orner la
table, au dîner, Mrs. Otis ne fut pas inquiète tout d’abord ; mais
lorsque six heures sonnèrent, sans que parût Virginia, elle fut sérieusement
agitée, et envoya les garçons à sa recherche, cependant qu’elle-même, avec Mr. Otis,
fouillait chacune des pièces de la maison. À six heures et demie les garçons
rentrèrent, disant qu’ils ne trouvaient nulle part trace de leur sœur. Ils
étaient tous, à présent, dans un état de violente surexcitation, et ne savaient
que faire, lorsque Mr. Otis se rappela tout à coup qu’il avait, quelques
jours auparavant, autorisé une bande de romanichels à camper dans le parc.
Aussi se mit-il immédiatement en route pour Blackfell Hollow, où il savait
qu’ils se trouvaient, accompagné de son fils aîné et de deux des valets de
ferme. Le petit duc de Cheshire, qui était absolument fou d’inquiétude, supplia
instamment qu’on lui permît d’y aller, lui aussi, mais Mr. Otis ne voulut
pas l’y autoriser, car il craignait l’éventualité d’une altercation. En
arrivant sur les lieux, toutefois, il constata que les romanichels étaient
partis, et il était manifeste que leur départ avait été assez soudain, car le
feu était encore allumé, et plusieurs assiettes jonchaient l’herbe.
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