Ayant
dépêché Washington et les deux hommes pour fouiller les environs, il se hâta de
rentrer à la maison, et envoya des télégrammes à tous les inspecteurs de police
du comté, leur disant de rechercher une fillette qui avait été enlevée par des
chemineaux ou des romanichels. Il fit alors amener son cheval, et après avoir
insisté pour que sa femme et les trois garçons se missent à table pour dîner,
il s’éloigna le long de la route d’Ascot avec un palefrenier.
À peine, cependant, eut-il parcouru deux ou trois
kilomètres, qu’il entendit quelqu’un qui galopait derrière lui pour le
rejoindre, et, se retournant, il vit le petit Duc qui arrivait sur son poney,
le sang aux joues, et sans chapeau.
« Je regrette vivement, Mr. Otis, haleta le gamin,
mais il m’est impossible de dîner tant que Virginia n’est pas retrouvée. Je
vous en supplie, ne me grondez pas ; si vous aviez autorisé nos
fiançailles, l’an dernier, nous n’aurions jamais eu tout ce tracas. Vous
n’allez pas me renvoyer, dites ? Je ne peux pas partir ! Je ne le
veux pas ! »
Le ministre ne put s’empêcher de sourire en voyant le jeune
et charmant garnement, et fut vivement touché du dévouement qu’il témoignait
envers Virginia ; aussi, se penchant sur son cheval, il lui tapota
l’épaule avec bonté, et lui dit :
« Ma foi, Cecil, puisque vous ne voulez pas faire
demi-tour, je suppose qu’il faut que vous m’accompagniez ; mais il faut
que je vous trouve un chapeau à Ascot.
— Oh ! peu importe mon chapeau ! C’est
Virginia qu’il me faut ! » s’écria le petit Duc, en riant, et ils se
dirigèrent au galop vers la gare du chemin de fer. Mr. Otis s’y enquit
auprès du chef de gare pour savoir si l’on n’avait pas vu, sur le quai, une
personne répondant au signalement de Virginia ; mais il ne reçut aucune
réponse affirmative. Toutefois, le chef de gare lança des télégrammes le long
de la voie, dans les deux sens, et lui donna l’assurance qu’on exercerait une
surveillance sérieuse pour la retrouver ; et, après avoir acheté un
chapeau pour le petit Duc, chez un drapier qui mettait les volets à sa devanture,
Mr. Otis poursuivit sa route jusqu’à Bexley, village situé à quelque six
kilomètres de là, et qui, lui dit-on, était un lieu de ralliement bien connu
des romanichels, car il y avait un vaste pré communal tout proche. Là, ils
réveillèrent l’agent de police rural, mais ne purent lui tirer aucun
renseignement, et, après avoir parcouru à cheval toute l’étendue du pré, ils
firent prendre à leurs montures le chemin du retour, et arrivèrent à
Canterville Chase vers onze heures, recrus de fatigue et presque au désespoir.
Ils trouvèrent Washington et les jumeaux qui les attendaient à la loge
d’entrée, munis de lanternes, car l’avenue était sombre.

On n’avait pas découvert la moindre trace de Virginia. Les
romanichels avaient été rejoints dans les prairies de Broley, mais elle n’était
pas avec eux, et ils expliquèrent leur brusque départ en disant qu’ils
s’étaient trompés dans la date de la foire de Chorton, et étaient partis
précipitamment, de peur d’y arriver trop tard. Ils avaient même été fort
contrariés en apprenant la disparition de Virginia, car ils étaient
reconnaissants à Mr. Otis de les avoir autorisés à camper dans son parc,
et quatre d’entre eux étaient restés pour prendre part aux recherches. On avait
dragué l’étang aux carpes, et tout le domaine avait été fouillé à fond, mais
sans résultat. Il était évident que, pour cette nuit-là tout au moins, Virginia
était perdue pour eux ; et c’est dans un état d’abattement des plus
profonds que Mr. Otis et ses garçons se dirigèrent à pied vers la maison,
suivis du palefrenier conduisant les deux chevaux et le poney. Dans le
vestibule, ils trouvèrent un groupe de serviteurs effarés, et, étendue sur un
canapé dans la bibliothèque, la pauvre Mrs. Otis, presque folle de terreur
et d’inquiétude, se faisant poser sur le front des compresses d’eau de Cologne
par la vieille gouvernante. Mr. Otis insista sur-le-champ pour qu’elle
mangeât quelque chose, et commanda qu’on servît à souper à tout le monde.
Ce fut un repas mélancolique, car à peu près personne ne dit
mot, et les jumeaux eux-mêmes étaient consternés et abattus, car ils aimaient
beaucoup leur sœur. Lorsqu’ils eurent fini, Mr. Otis, en dépit des
supplications du petit Duc, leur ordonna à tous d’aller se coucher, disant
qu’on ne pouvait rien faire de plus ce soir-là, et qu’il télégraphierait dès le
matin à Scotland Yard pour qu’on envoyât immédiatement quelques détectives sur
les lieux.
Juste au moment où ils sortaient de la salle à manger,
minuit commença à sonner lourdement au clocher, et lorsque retentit le dernier
coup, ils entendirent un fracas et un cri perçant et soudain ; un coup de
tonnerre épouvantable ébranla la maison, les sons d’une musique supraterrestre
flottèrent dans l’air, un panneau au sommet de l’escalier s’enfonça brusquement
dans le mur avec un bruit violent, et la petite Virginia, très pâle et toute
blanche, parut sur le palier, portant à la main une cassette. Il ne leur fallut
qu’un instant pour monter jusqu’auprès d’elle, à pas précipités. Mrs. Otis
l’étreignit passionnément dans ses bras, le Duc la couvrit de baisers violents,
et les jumeaux exécutèrent une sauvage danse guerrière autour du groupe.
« Grand Dieu ! Mon enfant, où donc étais-tu ?
dit Mr. Otis, non sans colère, croyant qu’elle leur avait fait quelque
farce stupide. Cecil et moi, nous avons battu la campagne à ta recherche, et ta
mère a été mortellement effrayée. Il ne faut plus jouer de tours semblables !
— Sauf au fantôme ! Sauf au fantôme !
hurlèrent les jumeaux, tout en gambadant en tous sens.
— Ma chérie à moi, Dieu soit loué, – tu es
retrouvée ! Il ne faudra plus jamais me quitter, murmura Mrs. Otis,
tandis qu’elle embrassait l’enfant tremblante, et lissait l’or de ses cheveux
emmêlés.
— Papa, dit Virginia avec calme, j’étais auprès du
fantôme. Il est mort, et il faut que vous veniez le voir. Il avait été bien
méchant, mais il a regretté sincèrement tout ce qu’il avait fait, et il m’a
donné, avant de mourir, cette boîte de bijoux magnifiques. »
Toute la famille la dévisagea, muette de stupéfaction, mais
elle était parfaitement grave et sérieuse ; et, se retournant, elle les
conduisit, par l’ouverture du lambris, le long d’un étroit couloir secret,
Washington fermant la marche avec une bougie allumée qu’il avait saisie sur la
table. Ils arrivèrent finalement à une grande porte de chêne, garnie de clous
rouillés. Quand Virginia la toucha, elle s’ouvrit en arrière sur ses lourdes
paumelles, et ils se trouvèrent dans une petite pièce basse, au plafond voûté,
avec une fenêtre minuscule munie de barreaux. Encastré dans le mur, il y avait
un énorme anneau de fer, auquel était enchaîné un squelette, étendu de tout son
long sur le sol de pierre, et qui paraissait essayer de saisir, de ses longs
doigts décharnés, un plat et une cruche à eau de forme démodée qui étaient
placés juste hors de sa portée. La cruche avait évidemment été remplie d’eau
jadis, car elle était recouverte à l’intérieur d’une moisissure verte. Il n’y
avait rien sur le plat, si ce n’est de la poussière amoncelée. Virginia
s’agenouilla à côté du squelette, et, joignant ses petites mains, se mit à
prier silencieusement, cependant que les autres contemplaient, saisis
d’étonnement, la tragédie terrible dont le secret leur était à présent révélé.
« Tiens ! s’écria tout à coup l’un des jumeaux,
qui avait regardé par la fenêtre pour essayer de découvrir dans quelle aile de
la maison la chambre était située. Tiens ! Le vieil amandier tout desséché
a fleuri ! Je vois distinctement les fleurs, au clair de lune.
— Dieu lui a pardonné, dit gravement Virginia, se
relevant, et son visage parut s’illuminer d’une lumière splendide.
— Quel ange vous êtes ! » s’écria le jeune
Duc, et il lui passa le bras autour du cou et l’embrassa.

7
Quatre jours après ces curieux incidents, une procession
funèbre partit de Canterville Chase vers onze heures du soir. Le corbillard
était traîné par huit chevaux noirs, dont chacun portait sur la tête un gros
toupet de plumes d’autruche, et le cercueil de plomb était recouvert d’un
somptueux poêle de pourpre, sur lequel était brodé en or l’écusson des Canterville.
À côté du corbillard et des voitures marchaient les domestiques, portant des
torches allumées, et toute la procession était merveilleusement
impressionnante.
Lord Canterville, qui conduisait le deuil, était venu tout
exprès du pays de Galles pour assister aux obsèques, et il avait pris place
dans la première voiture avec la petite Virginia. Puis venaient le ministre des
États-Unis et sa femme, puis Washington et les trois garçons, et dans la
dernière voiture se trouvait Mrs. Umney. Le sentiment général était que,
comme elle avait été effrayée par le fantôme durant plus de cinquante années de
sa vie, elle avait le droit de l’accompagner à sa dernière demeure.
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