C'est un homme aimable qui se soucie peu de la gloire. Les poètes, ses amis, ont une grande confiance dans l'intégrité de son goût, et, si ses décisions ne sont point des arrêts, elles emportent généralement le suffrage de celui qui les fait naître et qui s'y range. Cette autorité, qu'il exerce avec une grande discrétion et dans un tout petit cercle, lui donne ainsi dans les lettres contemporaines 19

un rôle inattendu qu'il ne recherchait point et qui est plein de responsabilités.

Chaque année, en temps de paix, M. Maurice Cremnitz, qui aime la marche, parcourait à pied une région qu'il ne connaissait pas encore. Il ne s'embarrassait pas de bagages ; une bonne canne à la main, il voyageait, s'arrêtant quand il le voulait, sans se préoccuper des horaires.

Une fois, c'était près de Montereau, deux gendarmes l'arrêtèrent sur la route et lui demandèrent ses papiers.

M. Maurice Gremnitz se fouilla et ne trouva sur lui qu'une carte d'entrée à la Bibliothèque Nationale. Les gendarmes l'examinèrent et l'un d'eux :

« Alors, c'est là que vous travaillez ?... » Sur la réponse affirmative de M.Cremnitz il ajouta : « Vos patrons doivent bien mal vous payer puisque vous ne pouvez pas même prendre le chemin de fer. »

M. Maurice Cremnitz que connaissent peu les nouvelles générations mais que n'ont pas oublié André Gide ni Paul Fargue, s'engagea au début de la guerre.

Je le rencontrai à Nice dans son uniforme de fantassin.

Cremnitz vivait la vie des dépôts d'infanterie. Nous nous vîmes dans un café durant quelques minutes et, fantassin, il trouva qu'artilleur j'étais mieux vêtu que lui. J'en avais presque honte et quand je le quittai, je sortis à reculons afin que l'éclat des éperons ne désolât point ce gentil et vaillant garçon.

J'ai rencontré quelques autres littérateurs soldats au cours de mon instruction militaire, soit à Nice soit à Nîmes. J'ai revu le dramaturge Auguste Achaume, caporal dans un régiment de territoriaux. Il avait bonne figure sous la capote et, cantonné dans un skating, couchait sur l’estrade de l'orchestre ; il couche à présent sous la tente. Dans le dépôt d'artillerie où j'achevais mes « classes », mon lit était près de celui d'un brigadier poète, René Berthier, qui fit partie à Toulon du groupe littéraire des Facettes. J'ai lu de ses poèmes et, à mon avis, il est un des meilleurs poètes de sa génération. Il est maintenant sous-lieutenant d'artillerie. Ce poète est encore un savant de premier ordre dont les inventions utiles à l'humanité ne se comptent plus.

J'ai rencontré encore à Nîmes, Léo Larguier, qui eut plusieurs fois 20

l'occasion de fréquenter la maison du 1, rue Bourbon-le-Château, et qui a publié sur la guerre un beau livre de littérateur : Les Heures déchirées.

Le premier dimanche de mars, en 1915, je déjeunais au petit restaurant de la Grille, quand un caporal de la ligne se leva de table et m'aborda en me récitant une strophe de la Chanson du Mal-aimé.

Je fus interloqué. Un deuxième canonnier-conducteur n'est pas habitué à ce qu'on lui récite ses propres vers. Je le regardai sans le reconnaître. Il était de haute taille, et, de figure, ressemblait à un Victor Hugo sans barbe et plus encore à un Balzac.