Je résolus d’aller trouver chez lui Ernest La Jeunesse, et bien que nous ne nous fussions point encore rencontrés, il m'accueillit avec sympathie, dès le lendemain matin, dans l’hôtel où il habitait, hôtel sis au bout d'un lointain boulevard, près de la Bastille. Me voici chez ce nouvel auteur des Nuits, chez ce Musset qui n'est pas le poète de la jeunesse comme était l'autre, mais qui est La Jeunesse même.

Je le remarque à peine et le salue machinalement. Sa chambre retient toute mon attention. Le sol est encombré de livres à belles reliures, d’émaux, d’ouvrages en ivoire, en cristal de roche, en nacre, de boussoles, de faïences de Rhodes et de Damas, de bronzes chinois. A gauche de la porte, sur une table de bois blanc, se trouve une profusion de camées et d'intailles, de gemmes grecques archaïques, de scarabées étrusques, d'anneaux, de cachets, de statuettes africaines, de jouets, de netsukés, de toys de Chelsea, de coupes, de calices. Devant la table, contre le mur de gauche, jusqu’au bout de la chambre, se dresse une immense montagne de livres, d’armes de toutes sortes, anciennes et modernes, d’objets d’équipement militaire, de cannes, de tableaux, etc.

À droite de la porte, la table de nuit ouverte laisse voir un vase plein jusqu’au bord de vieilles montres ; puis un petit lit de fer s’allonge, au-dessus duquel, jusqu’au plafond, les murs sont couverts par un 38

nombre considérable de miniatures représentant des militaires. Au pied du lit, des armes encore sont entassées avec des étoffes rares, des casques et des portraits de cire dans leurs boîtes de verre.

Devant la fenêtre, sur une table ronde, une collection de bonbons anciens, de figurines de sucre colorié, de maisonnettes bâties par le confiseur, de brebiettes en fondant entourant un grand agneau pascal italien, semble préparée depuis plus d’un siècle pour une troupe turbulente d'enfants qui ne sont point venus, qui ont grandi, ont vieilli et sont morts sans avoir touché à ces bonbons surannés et charmants, objets précieux d’une gourmandise qui n’est plus, dont on n'a pas écrit l’histoire et qui n’a même pas son musée.

Je regardai Ernest La Jeunesse, qui était prêt à sortir, chapeau de castor sur la tête, un beau jonc à la main, et qui attendait que je fusse revenu de l’étonnement où m’avait mis sa chambrette.

Ernest La Jeunesse était solidement bâti. Je laisserai à d'autres le soin de le décrire lui, ses bijoux et ses cannes, mais je veux mentionner sa voix dont le timbre était fort élevé. J’acquis vite la conviction que cette façon de s'exprimer, au moyen d'une voix aiguë de soprano, n’était due ni au hasard de la naissance, ni à un accident. Il s'agissait d’une pratique d’hygiène que Ernest La Jeunesse observait avec grand soin.

Parler avec une voix de tête purifie l’âme, donne des idées claires, de la volonté même et de la décision.

Je montrai le rébus, et Ernest La Jeunesse parut d’abord stupéfait.

Cependant il se remit vite, et me déclara que c’était un de ses griffonnages de café, mais recopié par un ignorant. Ensuite, il me parla d’autre chose.

Il était l’heure pour Ernest La Jeunesse de sortir. Il m’invita à

l’accompagner, et, au « Napo » où nous nous arrêtâmes, quelqu’un s’approcha de lui et lui demanda les noms des officiers de tel régiment de cavalerie. Et aussitôt M. La Jeunesse les lui récita, puis voyant mon étonnement, il m'apprit qu’il savait par cœur tout l’Annuaire militaire.

Ensuite, il me rappela que peu d’années auparavant, il avait « collé », 39

sur des questions de tactique, le ministre de la Guerre lui-même dans une discussion publique. Alors Ernest La Jeunesse dessina le portrait de ce ministre et le sien propre, et puis celui de Napoléon, et me les donna.

Il cria :

— Apportez-moi mon sabre d'enfant.

On le lui apporta, et, tour à tour, il se fit remettre pour me les montrer toutes les pièces d'un arsenal qui lui appartient et se trouve dans le café où nous étions. A ce moment, un monsieur, qui me parut un personnage de qualité, et qui avait un accent, dont je ne sais pas à quelle nation il faudrait le rapporter, vint demander à mon compagnon quelques détails, touchant la généalogie d’une famille régnante. Ernest La Jeunesse les donna sans se faire prier ; après quoi, il me dit qu'il savait par cœur le Gotha tout entier...

Là-dessus, nous nous quittâmes, et Ernest La Jeunesse alla s’informer d’une pièce qu’il avait déposée dans je ne sais plus quel théâtre, plusieurs années auparavant et qui était intitulée, je crois, la Dynastie.