Les rez-de-chaussée sont enterrés et l'on entre 7

maintenant par les fenêtres.

Mais le coin le plus mélancolique d'Auteuil se trouve entre le Port-Louis et l'avenue de Versailles. Théophile Gautier habita au rond-point de Boulainvilliers, mais sans doute n'y avait-il pas alors à cet endroit tant de ferraille qu'aujourd'hui et le Port-Louis n'existait point avec sa flottille de bélandres bariolées de couleurs vives. Sur le pont sont rangés des pots de géraniums, de fuchsias ; dans des caisses poussent des arbres verts autour d'un petit cercueil d'enfant. Et quand le soleil brille, le petit cercueil des bélandres n'est pas du tout lugubre.

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LA LIBRAIRIE DE M. LEHEC

M. Lehec, le libraire, aimait ses livres au point de ne pouvoir les vendre qu'aux rares personnes qu'il jugeait dignes de les acquérir.

Du temps où il avait sa librairie rue Saint-André-des-Arts, j'allais souvent causer avec lui dans sa boutique. Depuis il a cédé son fonds de bons livres et, devenu presque aveugle, le libraire de Victorien Sardou et de M. Anatole France se tient à l'écart. Nul ne peut désormais recourir à son érudition obligeante.

Un jour, qu'un groupe d'étudiants passait rue Saint-André-des-Arts en chantant la chanson du Père Dupanloup, si libre qu'on ne peut la citer, M. Lehec m'apprit les relations qui avaient existé entre le grand prélat qui illustra de façon licite le nom de Dupanloup et les deux plus illustres éditeurs d'ouvrages libres et satiriques : les savants Isidore Liseux et Alcide Bonneau.

Je ne sais si la fameuse chanson du Père Dupanloup a été imprimée, mais presque tout le monde la connaît. Elle inspira à M. Jules Marry, qui n'est point le romancier populaire, un excellent recueil satirique intitulé : Les exploits de M. Dupanloup, plaquette de vers déjà rare ou destinée à le devenir. L'auteur dit dans un avant-propos :

« La chanson française, railleuse ou grivoise, qui n'épargne ni les guerriers, ni les gens d'église, a transformé ce prélat en une sorte de Priape ou de Kharagheuz chrétien, et, en lui prêtant les plus invraisemblables vertus génétiques, l’a fait entrer, vivant, dans la légende. L'origine de la chanson du Père Dupanloup remonte probablement aux dernières années du règne de Louis-Philippe.

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« Monsieur Dupanloup (de pavone lupus), qu'on rencontre tour à

tour, en ballon, en chemin de fer, à l'Institut, à l'Opéra, et par un naïf anachronisme, au passage de la Bérésina, est honoré d'un véritable culte érotique et patriotique par nos troupiers qui, depuis un demi-siècle, ne cessent de chanter ses exploits pour bercer la longueur des marches et la fatigue des manœuvres. »

Bizarre résultat des préoccupations pédagogiques de Mgr Dupanloup !

Mais ce prélat qui, au demeurant, était un saint homme, dut avoir une force peccante dont on ne pourrait peut-être pas citer d'autre exemple. Car il eut comme élèves au petit séminaire, Isidore Liseux et Alcide Bonneau, desquels l'activité et l'érudition s'exercèrent le plus souvent dans le domaine littéraire, que la singulière renommée de leur maître devait élargir de la façon la plus imprévue.

M. Lehec avait connu Liseux et Bonneau. J'ai recueilli ses propos parce qu'ils se rapportaient à des hommes sur lesquels il semble qu'on n'ait presque rien écrit et qui méritent de fixer un instant l'attention.

Les publications de Liseux sont de plus en plus recherchées parce qu'elles sont correctes, belles et rares. Bonneau fut le principal collaborateur de Liseux, qu'il avait connu au petit séminaire. Ces deux élèves de Mgr Dupanloup étaient l'un et l'autre la modestie même.

Leurs styles, extrêmement précis, se ressemblent.