Sous des dehors rudes et froids, c’était un homme parfois plein de bonté. Un de ses trucs était de se présenter à l’improviste au domicile des gens. Ce fut ainsi qu’il s’introduisit chez Tony, tard dans l’après-midi.

Minn Lu était là. Kelly l’aimait bien et éprouvait pour elle comme un sentiment paternel.

« Alors, Minn Lu, dit-il, vous êtes en train de vous offrir du bon temps ? »

Tony eut un singulier sourire :

« Du bon temps ? C’est-à-dire que cette petite a commencé à vivre en arrivant ici.

– Et quand commencera-t-elle à y mourir ? »

Tony fit une grimace. Il avait horreur de tout ce qui pouvait évoquer la mort naturelle, la maladie et ses conséquences fatales possibles.

« Comme vous parlez, chef ! Pourquoi attrister ainsi cette petite fille ?

– Je vous attriste bien davantage, vous. Dites-moi. Quel est ce jeune homme qui se trouve depuis quelque temps dans votre bande ?

– Je ne vois pas…

– Si, vous voyez parfaitement ; je vous parle de Mac Grath…

– Oh ! Jimmie ! C’est l’ami d’un de mes amis ; il vient de New-York.

– Qu’est-ce qui l’empêchait d’y rester, et de s’occuper de crimes par correspondance ?… »

Tony hocha la tête :

« Un mot affreux, dit-il. Le crime !… Il y a trop de crimes à Chicago. Voyez-vous, Chef, je me demande parfois si la police fait tout son devoir. Et puis je me dis : si Kelly s’en occupe, un jour ou l’autre ces bandits seront pris et iront s’asseoir sur la chaise électrique.

– Et cela vous permet de dormir plus tranquille, n’est-ce pas ?

– Vous me demandez ce que je compte faire de Jimmie ? Je n’en sais rien du tout. C’est un chic garçon, mais pas du tout fait pour le métier ; il est trop « gentleman » américain. Peut-être lui trouverai-je quelque chose au Canada.

– C’est lui le nouveau démarcheur ? demanda Kelly.

– Comment ? »

Tony était stupéfait.

« Oui, il va vous en falloir un, maintenant que vous avez descendu Vinsetti… »

Perelli fut choqué :

« Depuis que j’ai descendu Vinsetti ? fit-il d’une voix pleine de reproches. Où avez-vous pris cela, Chef ? Mon meilleur ami !… Non, c’est la bande de Mike Funey qui a fait le coup, je vous le promets.

– Pourriez-vous le prouver en justice ?

– Je sais des choses, mais je ne pourrais rien prouver ; et si je le pouvais, est-ce que j’irais me plaindre ? Je vous dis cela, parce que vous êtes mon ami Mr. Kelly, et non Mr. Kelly le policier. »

La rivalité des deux factions était bien connue du chef. Il savait que la puissance de Perelli s’accroissait sans cesse et que les partisans de l’autre clan disparaissaient comme on efface un à un des mots sur une ardoise. Il savait aussi que le plus redoutable rival de Tony était Mike, et que, disant Mike Funey, il disait Shaun O’Donnell.

Perelli tenta d’entrer en relations avec ce dernier, mais n’y réussit pas. C’était difficile, du reste, de se mettre en contact avec l’inventeur du meurtre dit au « shake hand ». Une nuit, Perelli lui-même n’avait-il pas serré cordialement la main à un certain bandit, Emilio Moretti, tandis que de l’autre il lui logeait une balle de revolver dans le corps.

Il faut dire au crédit de Perelli qu’il aimait la paix, cherchait le travail le plus tranquille, le plus « régulier », détestait le meurtre, et aurait payé un prix très élevé pour y mettre fin. Et, pour obtenir un meilleur état de ses affaires, il était disposé à toute concession, hormis celle de la perte d’un « territoire »…

Il était impitoyable pour les petits gangsters, qui, faisant affaire avec lui, un jour, se servaient de ce qu’il leur concédait pour lui tirer, le lendemain, dans les jambes. Ceux-là disparaissaient très vite, car il n’y avait pas d’autre solution. On retrouvait dans les bois des cadavres criblés de balles ; dans les rivières, on pêchait des corps ficelés avec du fil de fer. L’un, même, avait été tué d’un coup de feu dans le vestibule, bondé de monde, d’un théâtre. Poussières vite balayées…

Mike Funey était un gros tas de minerai difficile à remuer. Jimmie déjeuna plusieurs fois avec Shaun O’Donnell, qui ne redoutait aucun danger dans sa compagnie. Il écouta son petit essai de diplomatie, puis il dit :

« Rien à faire. Rencontrer Tony ? Où ça ? Dans son salon doré, comme Vinsetti ? Non, mon garçon…

– Mais je vous jure que Perelli désire un simple règlement de quelques questions trop épineuses.

– Ça, c’est une manière splendide de définir le meurtre direct. Bien sûr qu’il veut « régler »… et nous aussi. Mais nos armes valent les siennes. Ne vous mêlez pas de ces choses qui ne sont pas pour vous.