Le monde extérieur, les gens normaux, qui menaient la vie de chaque jour, sans autres soucis que leurs obligations domestiques, faisaient partie d’une autre société.

Il allait devenir un meurtrier officiel, l’assassin d’un homme qui avait eu confiance en lui. Bientôt il le fusillerait…

Il écrivit sur un morceau de papier :

« Shaun O’Donnell a eu confiance en moi, et je vais le tuer. »

Il relut, et ne se rendit pas encore bien compte de la réalité de sa position. Puis il brûla la feuille et se compara au papier : il entrait presque blanc dans le feu, et en ressortait calciné… de la vilaine cendre d’homme toute noire…

Il eut la folle pensée d’avertir Shaun. Mais le secret, comme une étincelle électrique, reviendrait instantanément à Perelli. À cette trahison il n’y aurait qu’un châtiment…

Pourtant, ce qui le retenait, ce n’était pas la crainte d’une punition, mais le fait d’être venu à un homme qu’il aimait bien, auquel il s’était lié par un engagement et à qui il devait une obéissance passive.

Évidemment la bande Funey marquerait son nom d’une croix : ayant tué Shaun O’Donnell, il fallait qu’il fût tué lui-même. Tony lui donnerait une protection jusqu’à ce qu’un autre crime plus important contre la bande rivale fît oublier le sien…

On frappa à la porte. C’était Conn O’Hara, un chapeau gris à bords rigides posé en arrière sur la tête, un gros cigare aux dents.

« Alors, garçon, très occupé ? »

Jimmie lui fit signe d’entrer.

« On est prêt pour ce soir ? »

Mac Grath voulut avoir l’air indifférent.

« Bien sûr, dit-il.

– Bon, venez au garage ; prenez ma voiture, et ne tirez pas sur le bonhomme que vous trouverez couché sur le plancher, parce que ce sera moi. La bande Funey a de « Grands Yeux. ». Ils vont surveiller la sortie de la voiture, et si je suis vu avec vous, ils sauront tout. La première chose qui arrivera sur nous sera un taxi, avec une machine à écrire, qui tapera en double exemplaire… »

Conn O’Hara était un homme qui ne connaissait pas la peur. Il avait toujours été un « descendeur » et avait démoli sa première victime vers dix-huit ans. Pour lui, la besogne de ce soir n’avait rien d’extraordinaire. Il ne s’étonnait pas de l’émotion anticipée, ni de la pâleur de Jimmie, sachant que c’était chose inévitable pour un début.

« Ne vous en faites pas, Jimmie, dit-il, en renvoyant une bouffée de fumée ; ce n’est rien du tout. Tout le monde doit mourir un jour ou l’autre. À lire ces stupides journaux, vous finirez par croire qu’un type qui a évité d’être « descendu » va vivre indéfiniment, ensuite. Pensez à tout ce que vous épargnez à un homme en le faisant disparaître… les maladies, les souffrances, les soucis, tout !

– Je ne veux pas y penser, voilà…

– Mais bien sûr que vous ne le voulez pas, c’est naturel, » dit Conn, très conciliant. Après quoi, il lui donna quelques instructions, et s’en fut rendre compte de sa visite…

Perelli n’était pas là ; on l’avait vu partir en promenade, avec Minn Lu, dans son automobile blindée. Comme il n’avait jamais d’itinéraire fixe, la bande Funey avait vite renoncé à lui tendre des embuscades.

Angelo était dans l’appartement, classant des documents venus du Canada. Il était plus que le secrétaire particulier de Perelli ; beaucoup voyaient en lui le futur chef de la bande. Personne ne savait son véritable nom ; il n’était même pas Sicilien, ce qui pouvait paraître étrange. On acceptait ce nom de Verona, à la fois pour l’identifier et pour établir son lieu de naissance. Il était intelligent, avait un sens aigu des combinaisons dites « stratégiques » et était très versé en affaires. On le craignait et on le respectait des deux côtés ; bon tireur des deux mains, bon mitrailleur, enfin une autorité en matière d’alcools. Il prenait très peu de part aux batailles de l’extérieur, et se contentait d’une surveillance active de tout ce qui se passait dans le rayon immédiat de Perelli.

Si O’Donnell parlait de lui avec éloges, il n’avait, lui, aucune considération pour O’Donnell. Et il détestait O’Hara.

« Le chef est-il là ? demanda Conn en s’asseyant sur la meilleure chaise.

– Il n’aime pas qu’on l’appelle « chef », murmura Angelo.

– J’ai vu le jeune homme, fit l’autre ; il ne fera pas un « Tueur », même dans un million d’années.

– Ah ! vraiment ; et ce jeune homme est ?…

– Jimmie Mac Grath. Mais Tony n’a pas à s’en faire pour ce soir ; je me chargerai de Shaun.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Shaun ? Sans doute vais-je avoir tous les renseignements par vous. Pourquoi ne vous feriez-vous pas journaliste ? Allez donc à la « Tribune » et racontez-leur tout… »

Conn fronça les sourcils :

« Je suppose que je puis vous parler ?

– Peut-être qu’à New-York les gens aiment bien à s’entendre parler ; mais ici, nous nous conduisons comme s’il y avait un micro placé dans tous les coins de l’appartement, et relié au commissariat de police… »

Tony revint à ce moment. Il était seul, ayant renvoyé Minn Lu dans sa chambre. Il dit quelques mots rapides, en italien, à Angelo, ce qui eut le don d’irriter Conn, lequel n’y comprenait goutte.

« Alors, fit-il, vous me laissez tomber ?

– Qui vous a dit que vous deviez être dans la confidence, Mr. Conn O’Hara ? demanda sèchement Tony.

– Je venais à cause de Jimmie.