Il était facile d’atteindre l’appartement ; un concierge faisait fonction de garçon d’ascenseur, et la grande porte était ouverte nuit et jour. Mais en arrivant à hauteur du bâtiment, son compagnon et lui virent une voiture fermée, aux phares en veilleuse, qui s’arrêtait à cinquante mètres de l’entrée. Spike arrêta sa machine à l’ombre ; il fit une grimace et, ne tenant pas à s’inviter lui-même à ses propres funérailles (elles seraient, d’ailleurs, sans aucune pompe, les honneurs de la journée étant tout entiers pour Shaun O’Donnell), après un rapide examen des lieux, il revint au point où il avait laissé son auto et fila bientôt vers la demeure de Jimmie. Là, pas de voiture arrêtée. Ils allèrent plus loin ; aucune garde d’aucune sorte. Ils firent cent mètres, s’arrêtèrent, éteignirent les feux. Spike traversa la rue, revint vers la maison et entra : ayant habité là quelque temps auparavant, il avait une clef sur lui. Il monta doucement dans l’obscurité, frappa à la porte de Jimmie : pas de réponse. Il renouvela son appel ; aucun bruit de matelas ou de sommier remué, ni de pas. Il tourna le loquet ; la porte, que Jimmie avait oublié de fermer à clef, s’ouvrit. Ayant allume l’électricité, il s’aperçut que la chambre était vide. On avait couché sur le lit, mais pas dedans. Une sensation de danger courut le long de son échine : Perelli était donc prévenu !…
Il éteignit, sortit doucement en tenant son revolver tendu, le pouce retenant le chien du « Colt », le doigt pressant déjà la détente ; il n’avait qu’à lâcher son pouce… quiconque se trouverait devant l’arme était mort.
Tournant le bouton de la porte d’entrée, il ouvrit et s’arrêta soudain. Juste en face, au pied des marches qu’il devait descendre, se trouvait une petite voiture, la même exactement qu’il avait remarquée devant la maison de O’Hara. Frappé de stupeur pendant une seconde, il resta là. De sa voiture, pas trace.
Puis quelque chose de dur et de douloureux s’appuya contre son épine dorsale, tandis qu’une voix murmurait :
« Monte là-dedans, bien vivant, Spike, et vite. »
Il fut poussé au bas de l’escalier ; deux hommes sortirent de l’auto et l’un d’eux, prenant le revolver de Spike, libéra doucement le chien.
« Que voulez-vous ? » Sa gorge était sèche et contractée. Derrière lui, l’homme qui l’accompagnait ferma la portière.
« Nous allons faire une promenade, Spike. »
On l’avait installé à côté du chauffeur ; la voiture partit.
« Dites, demanda-t-il, quelle est votre idée ? Je portais une lettre de Shaun à Jimmie. »
Sur le siège derrière lui, un gloussement joyeux se fit entendre.
« Peut-être que maintenant vous allez pouvoir apporter une lettre de Jimmie à Shaun ! »
Tout ce que Spike put faire, à partir de là, fut de rester assis et de se demander où on le conduisait ; car chaque bande avait son endroit de prédilection.
Puis tout lui échappa dans une explosion assourdissante : pensée, imagination, espoir, volonté…
Le conducteur ralentit et se plaça le long du trottoir. L’homme qui avait tiré posa son pistolet, se pencha, ouvrit la porte violemment, prit le cadavre par les épaules et le lança sur la route tandis que l’auto, dans un demi-cercle savant, évita tout contact des roues avec le mort, et repartit dans la direction d’où elle était venue.
Le meurtrier alluma une cigarette.
« Vous auriez pu sortir pour faire votre besogne, grommela le chauffeur. Je vais en avoir pour le reste de la nuit à nettoyer mon manteau.
– Oubliez-le quelque part.
– À moins que je ne le brûle, dit l’autre ; les fours crématoires sont là pour un coup. »
CHAPITRE X
Mike Funey revint d’Indianapolis plus ennuyé qu’assoiffé de vengeance. Cet homme qui pensait lentement n’était ni sot ni insensé. La réception inouïe que lui fit sa sœur l’épouvanta quelque peu, mais ne l’empêcha pas, comme tout homme de son métier, de considérer les événements sur le seul plan de la « grande affaire », le business dominant toute autre considération.
« Spike n’est pas revenu, remarqua-t-il.
– Bien sûr qu’il n’est pas revenu, vous le voyez.
– C’était fou de votre part d’envoyer trois hommes après O’Hara et Jimmie. Fatalement, Perelli devait s’y attendre.
– Allez-vous vous taire ? Il n’y a qu’une manière de régler son compte à Tony et je la connais, moi. Les deux autres auront toujours leur affaire. J’ai dit, et cela suffit, n’est-ce pas ? »
Il s’assit, fatigué, préoccupé, devant un énorme déjeuner, conservant au fond de lui-même une vague appréhension de la mort qui l’attendait peut-être lui aussi, comme elle attend les hommes de sa sorte qui vivent si près d’elle.
Il chercha un point de contact entre lui-même et la bande de Perelli… Angelo, peut-être, avec qui il avait eu des intérêts communs.
Mike avait organisé au « Bellini » une fête importante à l’occasion d’un anniversaire et Angelo avait promis d’y venir, et presque promis que Perelli viendrait ce jour-là qui serait un jour d’armistice. Ainsi pourrait-il s’expliquer à cœur ouvert avec son rival, de l’intimité duquel, suivant sa méthode personnelle, il se dissociait lui-même.
Il déjeunait seul et ruminait ses plans, car des décisions qu’il allait prendre, maintenant que l’irremplaçable Shaun n’existait plus, dépendrait son propre sort.
Perelli, lui, déjeuna tard. Il s’était installé à l’orgue et jouait pour Minn Lu dont les mains délicates travaillaient sans modèle, sans dessin préliminaire, suivant son inspiration d’artiste, à un étonnant dragon de soie que Tony faisait admirer, à juste titre, à tous ceux qui venaient dîner chez lui.
« C’est du Gounod, dit-il. Quel dommage que ce type-là n’ait pas été Italien ! Mais il a fait son éducation à Rome. Me croyiez-vous capable de jouer cela ?
– Vous savez tout, » dit simplement Minn, dans un sourire indéfinissable.
Angelo Verona entra, fatigué et de mauvaise humeur. Il venait de prendre livraison d’un arrivage de « vraie drogue », et rendait compte.
« Vous avez besoin de moi, Angelo ?
– Oui, » répondit-il.
Tony s’arrêta de jouer, se leva, et fit lever la petite.
« Sauvez-vous, petit ange céleste ; je vous verrai bientôt. »
Comme elle se faisait gentiment prier, il hurla brutalement :
« Je vous ai dit que je vous reverrais bientôt ; nom de nom, avez-vous compris ? »
C’était le Tony qu’elle avait peu à peu découvert ; elle sourit de nouveau et partit.
« Alors ?
– Alors, le train est arrivé du Canada, mais un des wagons a été ouvert, et la moitié de l’alcool a disparu. »
Une telle nouvelle aurait suffi, en temps ordinaire, à mettre Perelli dans une rage folle. Jamais il n’avait, lui et sa bande, volé quoi que ce soit à ses rivaux.
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