Son « commerce » était loyalement fait ; l’alcool acheté avec du véritable argent. Ce mode de subtilisation était la marque de la bande Funey, laquelle ne respectait jamais rien. Ce qu’ils avaient fait là donnait la pleine mesure de leurs procédés. Angelo, qui s’attendait à un éclat, fut agréablement surpris.
« La moitié de la liqueur est partie, dit Tony, je le savais. C’est la police de Michigan. C’est moi qui leur ai dit de se servir.
– Eh bien ! je vous garantis qu’ils ne s’en sont pas privés. Ajoutez-y cinq cents dollars au chef de train, deux mille à l’officier du Service de la Prohibition… »
Tony affirma que cela en valait la peine. Il ne voulait pas d’histoires, ni avec la police, ni avec les autorités fédérales, ni avec Funey ou autres.
« Bon, nous commencerons le transport demain matin, dit Angelo ; c’est « du meilleur ».
Tony jeta un coup d’œil sur la liste d’Angelo.
« Attention, Angelo, dit-il ; veillez à ce que le juge Cohlsohn ait de ce champagne-là. L’autre fois on lui a collé du jus de pomme, et il a fait un foin du diable ! Je ne veux pas d’histoires avec les juges de la Cour suprême : et surveillez la bande Funey.
– Bah ! fit Angelo, qui était jeune et confiant dans l’avenir, oubliez cela. Funey va être comme un chat sur des roulettes maintenant que Shaun est parti ; c’était le cerveau de l’organisation. »
Tony sourit : « C’est bien ce qu’on a pu dire de pire sur Mike », fit-il.
Et il se remit à l’orgue, reprenant quelques phrases de Romeo et Juliette. Angelo détourna la conversation sur un sujet personnel à Tony.
« O’Hara est un vantard, n’est-ce pas ?
– Que voulez-vous ? Il est Irlandais, et de New-York par-dessus le marché. Il ne peut pas s’en empêcher. »
Piqué par cette indifférence, Angelo poursuivit :
« Il a une jolie femme… »
Perelli se retourna brusquement. Cette question des femmes était essentielle pour lui ; les femmes étaient les fleurs de l’existence.
« Comment ? » fit-il, les yeux brillants.
Angelo grommela quelque chose, mais l’autre n’y prêta aucune attention. Les femmes n’intéressaient pas Angelo, et il estimait désastreux de les mêler aux affaires. Il faisait une exception très marquée pour Minn Lu à qui il cherchait, par tous les moyens en son pouvoir, à rendre la vie plus agréable.
« J’ai été stupide de parler de femmes, dit-il, c’est cela qui cause tous vos ennuis, Tony. Pourquoi ne pas vous occuper uniquement des affaires pendant quelques années et prendre ensuite votre congé ? »
Mais Perelli ne l’entendait pas de cette oreille.
« Elle est vraiment jolie, cette femme d’O’Hara ? Il est étonnant que vous en parliez ? Pour qu’il en soit ainsi, il faut évidemment qu’elle soit très jolie !…
– Bah ! fit Angelo, ne le sont-elles pas toutes ? Qu’est-ce que c’est qu’être jolie, après tout ? Un visage…
– Vraiment jolie ? continua Tony, l’œil allumé.
– Ça dépend, fit rudement Angelo.
– Blonde ?
– Le genre que vous voyez ici tous les jours de la semaine. »
Tony insista pour avoir des détails.
« Mais comment O’Hara, ce porc, a-t-il pu avoir une si jolie femme ? Il est gras, il est bruyant, il est grossier…
– Si vous vous demandez maintenant ce que les femmes peuvent trouver chez les hommes pour s’y attacher, vous allez sûrement dérailler… »
Angelo regarda sa montre.
« O’Hara sera là dans quelques minutes… »
Il venait à peine de prendre congé que l’on sonna, et Kiki, le maître d’hôtel, introduisit Conn, rasé de frais, fringant, hilare. Tony, qui s’était remis à l’orgue, s’interrompit. Une phrase d’O’Hara qui, non seulement ne comprenait pas la musique, mais, en bon Celte, méprisait le sens artistique des races latines, mit tout de suite Perelli de mauvaise humeur.
« Avez-vous lu le journal, ce matin ? » fit-il sèchement. Conn O’Hara qui ne lisait jamais les journaux sous prétexte qu’ils ne contenaient que des mensonges, fit un geste de dénégation ; mais Tony insista :
« Lisez, tenez, en haut de la page. »
Et il lui remit la Tribune dans les mains. Conn lut tout haut.
« Shaun O’Donnell, contrebandier d’alcool, meurt, tué par des « Tireurs ». Le mort était le bras droit de Mike Funey. Envoyé « sur place ». Le Commissaire détective Kelly pense que… »
Il se mit à rire :
« Sur place ! c’est cela qui va rendre Funey fou… »
Tony hocha la tête ; il n’avait pas fait tuer Shaun pour mettre en colère le beau-frère de celui-ci.
« Continuez, fit-il.
– La nuit dernière à minuit, l’agent patrouilleur Ryan, du poste Maxwell-Street, entendit des détonations et courut dans la direction d’où elles venaient ; il trouva le corps de Shaun O’Donnell. Celui-ci avait été fusillé. »
Conn s’interrompit.
« Comme si je n’étais pas là…
– C’est justement parce que vous y étiez que cela m’intéresse ; continuez… Mais O’Hara était parti :
– Le garçon lui en a tiré une ou deux, mais ça n’a pas d’importance, car j’étais dehors avec mon pistolet avant que le premier coup ne fût parti. Je n’ai pas perdu de temps. Nous étions dans Michigan Avenue avant que le flic soit seulement en vue. »
Tony Perelli eut un sourire de coin :
« C’est rudement bien. Et il était mort ?
– S’il était mort ? Quand je mets mon pistolet devant un type, son petit nom, à partir de là, est : « Feu ! »
Perelli se pencha en arrière sur sa chaise, prit un cure-dents en or, et dit avec suavité :
« Et cependant il était vivant quand on l’a trouvé.
– Comment se peut-il ? Conn bondit…
– Le fait est qu’il était vivant, qu’on l’a transporté au Brother’s Hospital, et que Harrigan l’a vu là-bas. Allons, vieux, vas-y… ris donc ! »
O’Hara était renversé. Ayant mal lu le journal, il n’avait pas eu le temps de préparer sa réponse.
« C’est un garçon, dit-il, cet apprenti. Je vous l’avais bien dit de ne pas le prendre pour ça.
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