Perelli.
CHAPITRE II
Du large balcon à balustres vénitiens, Tony Perelli pouvait contempler la ville qu’il était appelé à gouverner. Il aimait Chicago jusqu’en sa moindre pierre. Chicago, pour lui, était à la fois un « chez-soi » et un royaume. L’interminable suite de voitures qui passaient en tous sens dans la Grande Avenue conduisait ses sujets à leurs travaux du jour, – ses sujets et ses partisans. Sous chacun des toits brillants qu’il voyait autour de lui, un homme, ou une femme, recelait dans sa cave ce qu’il appelait, ce que tous appelaient « du meilleur » ; « du meilleur » en bouteilles colletées d’argent ou en carafes pétillantes.
Il était naturellement illégal de vendre ou de fabriquer ce « meilleur-là ». Toute caisse ou baril introduits en contrebande dans les caves étaient considérés comme un attentat à la loi. Chaque acquéreur était plus ou moins complice du bootlegger qui le procurait, du « Tireur » qui protégeait celui-ci. Loin de renoncer à la satisfaction d’exhiber triomphalement ces bouteilles sur leurs tables, ils consentaient tacitement que toute personne qui tenterait de se mêler de la livraison dans le but de s’y opposer serait fusillée et jetée sur les bas-côtés de la route, d’une voiture en marche. Bien que disposés à se montrer horrifiés par la seule idée de ce fait, en réalité, ils payaient pour les balles qui effaçaient ces intrus de la surface du globe, et souscrivaient inconsciemment au prix des fleurs destinées à leurs obsèques.
Perelli revint au magnifique salon qui servait à la fois de salle à manger pour le breakfast, de salon et de pièce de repos. Certains critiques le comparaient au hall d’un super-cinéma. En réalité, c’était la réplique exacte de la Chambre Dominicale du Palais des Doges.
Kiki, son domestique chinois, avait apporté le café. Minn Lu, en vertu d’une habitude qu’il devait plus tard abolir, ne serait visible que dans l’après-midi. Angelo, lui, avait loué un appartement dans un quartier chic, et on ne le verrait que plus tard… Il regarda sa montre : huit heures. Pas trop tôt pour une visite ; il venait d’entendre la sonnette et savait qui était le visiteur.
Red Galway ne se sentait pas précisément à son aise, surtout ce matin-là où il avait des griefs. Il n’arrivait pas, néanmoins, à se maintenir dans l’état de fureur de la nuit précédente.
« Asseyez-vous, Red. Dites-moi tout ce qui se passe dans le Quartier Ouest, voulez-vous ? »
Red avala sa salive.
« C’est ce qui se passe à Chicago, en général, qui me dépasse… fit-il d’une voix rauque ; j’ai besoin de savoir quelque chose, sinon je commencerai… Perelli le considéra derrière ses longues mèches, avec l’intérêt qu’il aurait mis à regarder un animal curieux.
– Qu’est-ce que vous commencerez ? Vous me faites rire, tenez. Commencez ; bon, allez-y. »
Red se retourna sur sa chaise avec un certain malaise.
« Ce garçon, vous savez… Mose Lesson, nous étions amis, lui et moi. Eh bien, quelqu’un l’a tué. Je voudrais vraiment rencontrer celui qui a fait le coup. »
Antonio Perelli eut un sourire.
« C’est moi qui l’ai descendu, » dit-il simplement.
Il y eut un lourd silence.
« Et alors ? »
La figure de Red grimaça.
« Dites-moi, ce n’est pas une façon de traiter un bon garçon… un de mes amis… Mose et moi étions comme frères.
– Dans ce cas vous devriez porter le deuil, car votre frère est mort.
– Pourquoi l’avoir tué ? fit Red avec effort. Voyons, pour quelle raison ? Mose était un homme droit ; il m’a souvent rendu service.
– J’avais l’idée de le faire. »
Tony Perelli était assis sur le tabouret, près de l’orgue, dans un coin de la pièce ; il attira sa tasse de café et la huma gravement, à petits coups.
« Oui, j’avais ça dans l’idée. Et quand c’est décidé, je le fais toujours… exactement. »
Red passa sa langue sur ses lèvres sèches ; en son for intérieur, il tremblait et enrageait à la fois.
« Eh bien, je ne peux pas dire que vous ayez agi convenablement avec moi, Perelli, voilà tout. » Tony eut l’air d’approuver.
« Oui, je sympathise, avec vous… dans votre douleur. C’est très compréhensible. Avez-vous été à l’hôpital ?… Non ?… Un de vos amis s’y trouve en ce moment… Antropolos, le Grec. Vous demandez pourquoi ? Je vois que vous n’en avez pas envie. On l’a descendu parce qu’il vendait de la coco à mes « garçons »… Hé bien, vous ne dites rien ?… Est-ce que c’est une mauvaise nouvelle ? »
L’autre ne répondit pas.
« Mes « garçons » ne doivent ni boire, ni priser de la drogue, ni faire des choses qui leur mettent la tête à l’envers et leur font trembler les mains comme ça… »
Sa main tendue tremblotait avec une fantaisie fort artistique.
« Je suis assez grand pour me surveiller moi-même, commença Red…
– Bien sûr. Et qu’importe si vous ne le faites pas ? Mais vous n’êtes pas payé pour cela ; vous l’êtes pour me garder, moi et mes gars. Si votre main tremble et que votre tête vacille, cela ne vaut rien du tout, et si vous parlez pendant le « travail », c’est pire… mais ce qui est pire encore, c’est qu’une « tête à coco » vendra les secrets de ses amis pour acheter de la drogue. C’est tout.
– Écoutez.
– C’est tout. Cessez de priser de la « neige » ou allez-vous-en. »
Red se leva.
« Pour ce qui est de moi, ça va, je quitte… »
Tony eut de nouveau son sourire ironique.
« Certainement, quittez-nous… »
Quoique borné sous bien des rapports, Red se rendit compte de la menace cachée sous les derniers mots et commença à se rétracter.
« Écoutez Tony, je suis un type qui n’aime pas qu’on le bouscule ; je ne suis plus un enfant, ne l’oubliez pas. Quand deux gars ne s’entendent pas… ils n’ont qu’à se… quitter.
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