Je ne suis pas fâché… »
Il tapotait doucement l’épaule de Vinsetti.
Ce soir-là, il ouvrit son cœur à Minn Lu. Il était seul avec elle dans le grand salon ; la porte grillagée d’or était ouverte et l’appartement, parfumé délicatement, baignait dans la lumière ambrée des lampes.
« Ce garçon aime trop les femmes, l’amour, et toutes ses bêtises.
– C’est donc une bêtise, Tony ? » fit-elle.
Il sourit.
« Pas quand il s’agit de toi, ma douce petite fleur de pêcher, mais y a-t-il une autre « toi » dans le monde entier ? »
Il laissa tomber la petite main de Minn sur ses genoux, alla au grand orgue qui se trouvait dans un coin de la pièce, et là, pendant une heure, il joua pour elle, qui l’écoutait en extase.
Il était excellent musicien et jouait du violon avec virtuosité ; mais sa passion était l’orgue. Il pouvait y rester des heures entières, en oubliant le temps, exécutant des passages de grands opéras italiens ; car l’opéra italien, pour Tony Perelli, était le commencement et la fin de l’art. Il détestait le jazz, bien que dansant admirablement. Lorsqu’il revint s’étendre près de Minn sur le sofa, il recommença à parler de Vinsetti.
« Ce garçon est trop adroit ; pourtant il est très utile. Son affaire a été un coup dur, mais tout le monde a le sien un jour ou l’autre. Il vit trop confortablement, de façon trop raffinée. Rien de tel pour vous enlever le diable du corps. Mais il ne boit pas, ne parle pas, et il a les manières qu’il faut avec les gens « comme il faut ».
L’échec de Vittorio devait être pardonné quelques jours plus tard, lorsqu’à la suite de ses négociations avec le chef de police Kelly, un homme, injustement détenu d’ailleurs, fut relâché. Cet individu avait pour Tony une valeur immédiate considérable, et sa libération était un triomphe pour le « lieutenant ».
« J’aurais dû garder ce gaillard-là, dit Kelly, tandis qu’il discutait le coup avec Harrigan.
– Il faut en prendre et en laisser, dans ces sortes d’affaires, dit Harrigan. Mon opinion est que Perelli a voulu sa libération pour que nous n’ayons pas un nouveau crime à lui imputer. À propos ; on a trouvé Red Gallway, ce matin, tué par-derrière.
Kelly eut un mouvement de tête :
« Cela devait lui arriver. Cet oiseau-là parlait trop ; un jour ou l’autre on devait l’assagir. C’est une perte de temps, mais vous devriez voir Perelli… Il se gratta le menton, et, se ravisant :
– Non, je préfère le voir moi-même.
– Il y a une nouvelle femme chez lui.
– Je sais, Minn Lu…, Mrs. Waite, ou quelque chose dans ce goût. S’il y a un code d’honneur parmi les « gangsters », Perelli l’observe parfaitement. Nous n’avons jamais reçu une seule plainte d’aucun membre de sa bande. »
Harrigan eut un regard quelque peu énigmatique.
« Il y en a un qui y viendra tôt ou tard, fit-il en baissant la voix.
– Vinsetti ? cela m’étonnerait. S’il y a une chance que cela se produise, Perelli sera le premier à le savoir ; et si Perelli est le premier… »
Il sourit.
« Oh ! dit Harrigan, il n’y viendra pas tout à fait ; mais il nous donnera des tuyaux fort utiles. »
Kelly hocha de nouveau la tête et dit :
« Cela me surprendrait. Voyez-vous souvent Vinsetti ? Vous pourriez le fixer sur un point qu’il doit ignorer. Perelli sait qu’il s’en va, et il est toujours mauvais de lâcher Perelli. Peut-être viendra-t-il à nous s’il le sait. Nous lui offrirons une protection efficace…, embarquez-le toujours. Au Canada, la bande ne fera rien, les lois sont encore en vigueur, et sérieusement là-bas. »
… Au cours des deux jours qui suivirent, Harrigan tenta d’avoir avec Vinsetti un rendez-vous occasionnel ; mais il échoua dans ses efforts simplement parce que Vinsetti avait vu Minn Lu et s’en était immédiatement amouraché.
Pour Minn Lu, certaines choses étaient « honorables » ; d’autres, si l’on peut dire, « déshonorables ». Ce l’était d’abuser de la confiance de son homme ; il était au contraire « honorable » de tout trahir pour l’amour de lui.
Toutes les invites de Vinsetti furent rapportées : ce qu’il dit, ce qu’il fit, ce qu’il proposa… Perelli, avec la mentalité qui était la sienne, fut flatté des attentions que Minn suscitait. Il se pâma d’admiration devant sa loyauté, car elle lui avait tout dit, simplement, comme on raconte les événements journaliers, et non par jactance, par timidité, ou pour provoquer chez lui une profitable jalousie.
Vinsetti avait parlé de bien des choses : d’amour, de dévotion, de la vie splendide que l’on menait en Europe. Mais il avait dit aussi d’autres choses assez troublantes pour la dignité de Perelli. Par exemple, il avait parlé de ses maisons du quartier « Cicéro »… Mais elle n’en fut pas choquée. Elle se rappelait ce restaurant de Che-Foo-Song où elle avait sollicité une place ; et, pensait-elle, il n’y avait guère de différence entre « Cicéro » et l’atmosphère enfumée du restaurant « Étoiles du ciel ».
Peut-être fut-elle un peu surprise seulement, et un peu blessée, car cet homme était devenu comme un dieu pour elle.
Tony, lui, fut à la fois choqué et blessé.
Le lendemain, à la fin d’une conversation d’affaires, il dit à Vittorio :
« Si Minn Lu a besoin de vous parler, elle pourra vous demander au téléphone. Vous êtes un garçon qui a beaucoup de chic, mais vous parlez trop… non pas d’amour, non… mais du « Cicéro » n’est-ce pas ? Vous avez frappé un grand coup… et pas sur moi, Vittorio. »
Vinsetti vit dans son regard une lueur rouge qu’il connaissait bien ; pourtant ses yeux étaient pleins de bonté et ses lèvres souriaient. Mais la lueur rouge était là, et Vinsetti la perçut nettement.
On pouvait se quereller avec Tony Perelli, on pouvait le mettre dans une fureur épouvantable, mais si le motif de la dispute ne touchait pas aux actes de sa vie et aux bases qui l’étayaient, une fois la querelle terminée, on pouvait s’en aller comme on était venu.
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