Le grand dieu Pan
Arthur Machen
Le grand dieu Pan
Traduit de l’anglais
par P. -J. Toulet
Librio
Texte intégral
© The Estate of Arthur Machen
UNE EXPÉRIENCE
— Je suis très content de vous voir, Clarke, très content ; je craignais qu’il ne vous fût impossible de venir.
— J’ai pu m’arranger pour quelques jours. Les affaires ne vont pas beaucoup, par le temps qu’il fait. Mais vous, Raymond, êtes-vous sans inquiétude pour ce que vous allez essayer, et cela ne présente-t-il aucun danger ?
Le long de la terrasse, qui bordait de front la maison du docteur, les deux hommes se promenaient sans hâte. Vers l’ouest, le soleil couchant surplombait encore les montagnes, mais d’un éclat sombre et rouge qui ne faisait plus d’ombre. L’atmosphère était paisible ; en face d’eux, la forêt épaisse sur le penchant des coteaux exhalait une haleine faible, et, par intervalles, l’appel tendre et murmurant des tourterelles sauvages. Plus bas, au creux de la vallée, la rivière serpentait parmi les collines solitaires, et, tandis que le soleil, un instant suspendu, disparaissait derrière l’horizon, une buée blanche et comme hésitante monta entre les rives.
Le docteur Raymond se tourna brusquement vers son ami :
— Vous me demandez si l’expérience peut être nocive ? Mais nullement. Au fond, c’est tout ce qu’il y a de plus simple, et n’importe quel praticien s’en chargerait.
— Et aucun danger non plus… de par ailleurs ? -Aucun. Absolument aucun danger matériel, je vous en donne ma parole d’honneur. Vous avez toujours été un timoré, Clarke ; mais vous savez mon histoire, et que depuis vingt ans je me suis voué à la médecine transcendantale. Dieu sait si l’on m’a traité de charlatan, de faiseur, de fou. Pourtant je me sentais sur la vraie route. Mon ami, voilà cinq ans bientôt que j’ai atteint le but, et chaque jour depuis n’a fait que préparer ce qui, cette nuit, va se faire.
— Je voudrais croire à tout cela, fit Clarke en fronçant un peu les sourcils d’un air de doute, mais êtes-vous bien assuré, Raymond, que votre système n’est pas de la fantasmagorie : vision splendide, sans doute ; mais vision en somme.
Le docteur s’arrêta soudain, et fit brusquement face : c’était un homme d’âge, décharné, bilieux et mince ; mais, tandis qu’il regardait fixement son compagnon avant de lui répondre, un peu de sang vint rougir sa joue :
— Regardez autour de vous, Clarke, dit-il enfin. Vous voyez la montagne, ces collines pareilles à des vagues ; vous voyez des bois et des vergers, le grain mûr des champs, les prairies qui dévalent jusqu’à la rivière. Vous me voyez debout à côté de vous ; vous entendez ma voix. Mais je vous dis, moi, que toutes ces choses – oui, depuis l’étoile qui vient de s’allumer au ciel, jusqu’au sol que nous éprouvons du pied –, je vous dis que tout cela n’est que du rêve et des ombres, les ombres mêmes qui nous voilent le monde réel. Il y a un monde réel ; mais il est sous cet éclat et sous ces visions, ces hautes lices, derrière tout cela comme si un voile nous le cachait. Je ne sais si un être humain a jamais soulevé ce voile ; mais je sais que cette nuit, et devant vous et moi, Clarke, il le sera pour d’autres yeux. Peut-être trouverez-vous tout ceci étrange, insensé même : étrange, soit, mais réel ; et les anciens savaient ce que c’est que « lever le voile ». Ils appelaient cela voir le dieu Pan.
Clarke frissonna : le brouillard suspendu sur la rivière était glacé.
— C’est étrange, en effet, dit-il. Nous sommes sur le seuil d’un monde merveilleux, si ce que vous dites est vrai. Mais le scalpel est indispensable, je suppose.
— Oui, une petite incision dans la matière grise ; un insensible réarrangement de quelques cellules ; une altération microscopique qui échapperait à quatre-vingt-dix-neuf bons spécialistes sur cent. Je ne veux pas vous scier avec de la technique, Clarke. Je pourrais vous donner un tas de détails professionnels qui vous paraîtraient très imposants et vous laisseraient aussi éclairé qu’auparavant. Mais il vous est arrivé, je suppose, de lire par hasard, dans quelqu’un de ces coins de journaux qu’on saute d’ordinaire, que d’immenses progrès ont été accomplis récemment dans la physiologie du cerveau. Je lisais un article l’autre jour sur la théorie de Digby et les découvertes de Browne-Faber. Théorie et découvertes – il y a quinze ans que j’en étais où les voilà, et inutile de vous dire que je ne suis pas resté en place depuis quinze ans. Sachez seulement qu’il y a cinq ans, je fis la découverte qui me faisait dire tout à l’heure que j’avais atteint le but. Après des années de travail dans l’ombre, et de tâtonnements, après bien des jours et des nuits de déceptions et même de désespoir, où parfois je frissonnais jusqu’à la transe à l’idée que peut-être il y en avait d’autres sur la même piste que moi, soudain un choc de joie ébranla mon âme, et je connus que ce long voyage touchait à sa fin.
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