Dagobert, sondant le terrain du bout de son long bâton, conduisit le cheval par la bride avec précaution, car la prairie devenait de plus en plus marécageuse ; au bout de quelques pas, il fut obligé d’obliquer vers la gauche, afin de rejoindre la grand’route.
Dagobert ayant demandé, en arrivant à Mockern, la plus modeste auberge du village, on lui répondit qu’il n’y en avait qu’une : l’auberge du Faucon Blanc.
– Allons donc à l’auberge du Faucon Blanc, avait répondu le soldat.
L’arrivée
Déjà plusieurs fois Morok, le dompteur de bêtes, avait impatiemment ouvert le volet de la lucarne du grenier donnant sur la cour de l’auberge du Faucon Blanc, afin de guetter l’arrivée des deux orphelines et du soldat ; ne les voyant pas venir, il se remit à marcher lentement, les bras croisés sur sa poitrine, la tête baissée, cherchant le moyen d’exécuter le plan qu’il avait conçu ; ses idées le préoccupaient sans doute d’une manière pénible, car ses traits semblaient plus sinistres encore que d’habitude.
Malgré son apparence farouche, cet homme ne manquait pas d’intelligence, l’intrépidité dont il faisait preuve dans ses exercices, et que, par un adroit charlatanisme, il attribuait à son récent état de grâce, un langage quelquefois mystique et solennel, une hypocrisie austère, lui avaient donné une sorte d’allure sur les populations qu’il visitait souvent dans ses pérégrinations.
On se doute bien que, dès longtemps avant sa conversion, Morok s’était familiarisé avec les mœurs des bêtes sauvages... En effet, né dans le nord de la Sibérie, il avait été, jeune encore, l’un des plus hardis chasseurs d’ours et de rennes ; plus tard, en 1810, abandonnant cette profession pour servir de guide à un ingénieur russe chargé d’explorations dans les régions polaires, il l’avait ensuite suivi à Saint-Pétersbourg ; là Morok, après quelques vicissitudes de fortune, fut employé parmi les courriers impériaux, automates de fer que le moindre caprice du despote lance sur un traîneau, dans l’immensité de l’empire, depuis la Perse jusqu’à la mer Glaciale. Pour ces gens, qui voyageaient jour et nuit avec la rapidité de la foudre, il n’y a ni saisons, ni obstacles, ni fatigues, ni dangers ; projectiles humains, il faut qu’ils soient brisés ou qu’ils arrivent au but. On conçoit dès lors l’audace, la vigueur et la résignation d’hommes habitués à une vie pareille. Il est inutile de dire maintenant par suite de quelles singulières circonstances Morok avait abandonné ce rude métier pour une autre profession, et était enfin entré comme catéchumène dans une maison religieuse de Fribourg ; après quoi, bien et dûment converti, il avait commencé ses excursions nomades avec une ménagerie dont il ignorait l’origine.
Morok se promenait toujours dans son grenier. La nuit était venue. Les trois personnes dont il attendait si impatiemment l’arrivée ne paraissaient pas. Sa marche devenait de plus en plus nerveuse et saccadée. Tout à coup il s’arrêta brusquement, pencha la tête du côté de la fenêtre et écouta. Cet homme avait l’oreille fine comme un sauvage. « Les voilà... » s’écria-t-il. Et sa prunelle fauve brilla d’une joie diabolique. Il venait de reconnaître le pas d’un homme et d’un cheval. Allant au volet de son grenier, il l’entr’ouvrit prudemment, et vit entrer dans la cour de l’auberge les deux jeunes filles à cheval et le vieux soldat qui leur servait de guide.
La nuit était venue, sombre, nuageuse ; un grand vent faisait vaciller la lumière des lanternes à la clarté desquelles on recevait ces nouveaux hôtes ; le signalement donné à Morok était si exact, qu’il ne pouvait s’y tromper. Sûr de sa proie, il ferma la fenêtre. Après avoir encore réfléchi un quart d’heure, sans doute pour coordonner ses projets, il se pencha au-dessus de la trappe où était placée l’échelle qui servait d’escalier, et appela : « Goliath ! »
– Maître ! répondit une voix rauque.
– Viens ici.
– Me voilà... je viens de la boucherie, j’apporte de la viande.
Les montants de l’échelle tremblèrent, et bientôt une tête énorme apparut au niveau du plancher.
Goliath, le bien nommé (il avait plus de six pieds et une carrure d’hercule), était hideux ; ses yeux louches se renfonçaient sous un front bas et saillant ; sa chevelure et sa barbe fauve, épaisse et drue comme du crin, donnaient à ses traits un caractère bestialement sauvage ; entre ses larges mâchoires, armées de dents ressemblant à des crocs, il tenait par un coin un morceau de bœuf cru pesant dix ou douze livres, trouvant sans doute plus commode de porter ainsi cette viande, afin de se servir de ses mains pour grimper à l’échelle, qui vacillait sous le poids du fardeau.
Enfin ce gros et grand corps sortit tout entier de la trappe : à son cou de taureau, à l’étonnante largeur de sa poitrine et de ses épaules, à la grosseur de ses bras et de ses jambes, on devinait que ce géant pouvait sans crainte lutter corps à corps avec un ours. Il portait un vieux pantalon à bandes rouges, garni de basane, et une sorte de casaque, ou plutôt de cuirasse de cuir très épais, çà et là éraillé par les ongles tranchants des animaux. Lorsqu’il fut debout, Goliath desserra ses crocs, ouvrit la bouche, laissa tomber à terre le quartier de bœuf, en léchant ses moustaches sanglantes avec gourmandise. Cette espèce de monstre avait, comme tant d’autres saltimbanques, commencé par manger de la viande crue dans les foires, moyennant rétribution du public ; puis, ayant pris l’habitude de cette nourriture de sauvage, et alliant son goût à son intérêt, il préludait aux exercices de Morok en dévorant devant la foule quelques livres de chair crue.
– La part de la Mort et la mienne sont en bas, voilà celle de Caïn et de Judas, dit Goliath en montrant le morceau de bœuf. Où est le couperet !... que je la sépare en deux... Pas de préférence... bête ou homme, à chaque gueule... sa viande...
Retroussant alors une des manches de sa casaque, il fit voir un avant-bras velu comme la peau d’un loup, et sillonné de veines grosses comme le pouce.
– Ah ça, voyons, maître, où est le couperet ! reprit-il en cherchant des yeux cet instrument.
Au lieu de répondre à cette demande, le Prophète fit plusieurs questions à son acolyte.
– Étais-tu en bas quand tout à l’heure de nouveaux voyageurs sont arrivés dans l’auberge ?
– Oui, maître, je revenais de la boucherie.
– Quels sont ces voyageurs ?
– Il y a deux petites filles montés sur un cheval blanc ; un vieux bonhomme à grandes moustaches les accompagne... Mais le couperet... les bêtes ont grand’faim... moi aussi... le couperet !...
– Sais-tu... où on a logé ces voyageurs ?
– L’hôte a conduit les petites et le vieux au fond de la cour.
– Dans le bâtiment qui donne sur les champs ?
– Oui, maître...
1 comment