mais le...

Un concert d’horribles mugissements ébranla le grenier et interrompit Goliath.

– Entendez-vous ! s’écria-t-il, la faim rend ces bêtes furieuses. Si je pouvais rugir... je ferais comme elles. Je n’ai jamais vu Judas et Caïn comme ce soir, ils font des bonds dans leur cage, à tout briser... Quant à la Mort, ses yeux brillent encore plus qu’à l’ordinaire... on dirait deux chandelles... Pauvre Mort !...

Morok, sans avoir égard aux observations de Goliath :

– Ainsi, les jeunes filles sont logées dans le bâtiment du fond de la cour ?

– Oui, oui ; mais pour l’amour du diable, le couperet ? Depuis le départ de Karl, il faut que je fasse tout l’ouvrage, et ça met du retard à notre manger.

– Le vieux bonhomme est-il resté avec les jeunes filles ? demanda Morok.

Goliath, stupéfait de ce que, malgré ses instances, son maître ne songeait pas au souper des animaux, contemplait le Prophète avec une surprise croissante.

– Réponds donc, brute !...

– Si je suis brute, j’ai la force des brutes, dit Goliath d’un ton bourru ; et brute contre brute, je n’ai pas toujours le dessous.

– Je te demande si le vieux est resté avec les jeunes filles ! répéta Morok.

– Eh bien ! non, répondit le géant ; le vieux, après avoir conduit son cheval à l’écurie, a demandé un baquet, de l’eau, il s’est établi sous le porche, et à la clarté de la lanterne... il savonne... Un homme à moustaches grises... savonner comme une lavandière, c’est comme si je donnais du millet à des serins, ajouta Goliath en haussant les épaules avec mépris. Maintenant que j’ai répondu, maître, laissez-moi m’occuper du souper des bêtes.

Puis, cherchant quelque chose des yeux, il ajouta :

– Mais où donc est ce couperet ?

Après un moment de silence méditatif, le Prophète dit à Goliath :

– Tu ne donneras pas à manger aux bêtes ce soir.

D’abord Goliath ne comprit pas, tant cette idée était, en effet, incompréhensible pour lui.

– Plaît-il, maître ? dit-il.

– Je te défends de donner à manger aux bêtes ce soir.

Goliath ne répondit rien, ouvrit ses yeux louches d’une grandeur démesurée, joignit les mains et recula de deux pas.

– Ah çà, m’entends-tu ? dit Morok avec impatience. Est-ce clair ?

– Ne pas manger ! quand notre viande est là, quand notre soupe est déjà en retard de trois heures !... s’écria Goliath avec une stupeur croissante.

– Obéis... et tais-toi !

– Mais vous voulez donc qu’il arrive un malheur ce soir ?... La faim va rendre les bêtes furieuses ! et moi aussi...

– Tant mieux !

– Enragées !...

– Tant mieux. !

– Comment, tant mieux ?... Mais...

– Assez !

– Mais, par la peau du diable, j’ai aussi faim qu’elles, moi...

– Mange... Qui t’empêche ? Ton souper est prêt, puisque tu le manges cru.

– Je ne mange jamais sans mes bêtes... ni elles sans moi...

– Je te répète que si tu as le malheur de donner à manger aux bêtes, je te chasse.

Goliath fit entendre un grognement sourd, aussi rauque que celui d’un ours, en regardant le Prophète d’un air à la fois stupéfait et courroucé.

Morok, ces ordres donnés, marchait en long et en large dans le grenier, paraissant réfléchir. Puis, s’adressant à Goliath, toujours plongé dans son ébahissement profond :

– Tu te rappelles où est la maison du bourgmestre, chez qui j’ai été ce soir faire viser mon permis, et dont la femme a acheté des petits livres et un chapelet ?

– Oui, répondit brutalement le géant.

– Tu vas aller demander à sa servante si tu peux être sûr de trouver demain le bourgmestre de bon matin.

– Pourquoi faire ?

– J’aurai peut-être quelque chose d’important à lui apprendre ; en tout cas, dis-lui que je le prie de ne pas sortir avant de m’avoir vu.

– Bon... mais les bêtes... je ne peux pas leur donner à manger avant d’aller chez le bourgmestre ?... Seulement à la panthère de Java... c’est la plus affamée... Voyons, maître, seulement à la Mort ? Je ne prendrai qu’une bouchée pour la lui faire manger. Caïn, moi et Judas, nous attendrons.

– C’est surtout à la panthère que je te défends de donner à manger. Oui, à elle... encore moins qu’à tout autre...

– Par les cornes du diable ! s’écria Goliath, qu’est-ce que vous avez donc aujourd’hui ? Je ne comprends rien à rien. C’est dommage que Karl ne soit pas ici ; lui qui est malin, il m’aiderait à comprendre pourquoi vous empêchez des bêtes qui ont faim... de manger.

– Tu n’as pas besoin de comprendre.

– Est-ce qu’il ne viendra pas bientôt, Karl ?

– Il est revenu.

– Où est-il donc ?

– Il est reparti.

– Qu’est-ce qui se passe donc ici ? Il y a quelque chose ; Karl part, revient, repart... et...

– Il ne s’agit pas de Karl, mais de toi ; quoique affamé comme un loup, tu es malin comme un renard, et quand tu veux, aussi malin que Karl...

Et Morok frappa cordialement sur l’épaule du géant, changeant tout à coup de physionomie et de langage.

– Moi, malin ?

– La preuve, c’est qu’il y aura dix florins à gagner cette nuit...