et que tu seras assez malin pour les gagner...

– À ce compte-là, oui, je suis assez malin, dit le géant en souriant d’un air stupide et satisfait. Qu’est-ce qu’il faudra faire pour gagner ces dix florins ?

– Tu le verras...

– Est-ce difficile ?

– Tu le verras... Tu vas commencer par aller chez le bourgmestre ; mais avant de partir tu allumeras ce réchaud.

Il le montra du geste à Goliath.

– Oui, maître... dit le géant un peu consolé du retard de son souper par l’espérance de gagner dix florins.

– Dans ce réchaud, tu mettras rougir cette tige d’acier, ajouta le Prophète.

– Oui, maître.

– Tu l’y laisseras ; tu iras chez le bourgmestre, et tu reviendras ici m’attendre.

– Oui, maître.

– Tu entretiendras toujours le feu du fourneau.

– Oui, maître.

Morok fit un pas pour sortir ; puis, se ravisant :

– Tu dis que le vieux bonhomme est occupé à savonner sous le porche ?

– Oui, maître.

– N’oublie rien : la tige d’acier au feu, le bourgmestre, et tu reviens ici attendre mes ordres.

Ce disant, le Prophète descendit du grenier par la trappe et disparut.

 

 

IV

 

Morok et Dagobert

 

Goliath ne s’était pas trompé... Dagobert savonnait, avec le sérieux imperturbable qu’il mettait à toutes choses.

Si l’on songe aux habitudes du soldat en campagne, on ne s’étonnerait pas de cette apparente excentricité ; d’ailleurs, Dagobert ne pensait qu’à économiser la petite bourse des orphelines et à leur épargner tout soin, toute peine ; aussi le soir, après chaque étape, se livrait-il à une foule d’occupations féminines. Du reste, il n’en était pas à son apprentissage : bien des fois, durant ses campagnes, il avait très industrieusement réparé le dommage et le désordre qu’une journée de bataille apporte toujours dans les vêtements d’un soldat, car ce n’est pas tout que de recevoir des coups de sabre, il faut encore raccommoder son uniforme, puisque, en entamant la peau, la lame fait aussi à l’habit une entaille incongrue. Aussi, le soir ou le lendemain d’un rude combat, voit-on les meilleurs soldats (toujours distingués par leur belle tenue militaire) tirer de leur sac ou de leur porte-manteau une petite trousse garnie d’aiguilles, de fil, de ciseaux, de boutons et autres merceries, afin de se livrer à toutes sortes de raccommodages et de reprises perdues, dont la plus soigneuse ménagère serait jalouse.

On ne saurait trouver une transition meilleure pour expliquer le surnom de Dagobert donné à François Baudoin (conducteur des deux orphelines), lorsqu’il était cité comme l’un des plus beaux et des plus braves grenadiers de la garde impériale.

On s’était rudement battu tout le jour sans avantage décisif... Le soir, la compagnie dont notre homme faisait partie avait été envoyée en grand’garde pour occuper les ruines d’un village abandonné ; les vedettes posées, une moitié des cavaliers resta à cheval, et l’autre put prendre quelque repos en mettant ses chevaux au piquet. Notre homme avait vaillamment chargé, sans être blessé cette fois, car il ne comptait que pour mémoire une profonde égratignure qu’un Kaiserlitz lui avait faite à la cuisse, d’un coup de baïonnette maladroitement porté de bas en haut.

– Brigand ! ma culotte neuve !... s’était écrié le grenadier voyant bâiller sur sa cuisse une énorme déchirure, qu’il vengea en ripostant d’un coup de latte savamment porté de haut en bas, et qui transperça l’Autrichien.

Si notre homme se montrait d’une stoïque indifférence au sujet de ce léger accroc fait à sa peau, il n’en était pas de même pour l’accroc fait à sa culotte de grande tenue.

Il entreprit donc le soir même, au bivouac, de remédier à cet accident : tirant de sa poche sa trousse, y choisissant son meilleur fil, sa meilleure aiguille, armant son doigt de son dé, il se met en devoir de faire le tailleur à la lueur du feu de bivouac, après avoir préalablement ôté ses grandes bottes à l’écuyère, puis, il faut bien l’avouer, sa culotte, et l’avoir retournée, afin de travailler sur l’envers pour que la reprise fût mieux dissimulée. Ce déshabillement partiel péchait quelque peu contre la discipline ; mais le capitaine, qui faisait sa ronde, ne put s’empêcher de rire à la vue du vieux soldat qui, gravement assis sur ses talons, son bonnet à poil sur la tête, son grand uniforme sur le dos, ses bottes à côté de lui, sa culotte sur ses genoux, cousait et recousait avec le sang-froid d’un tailleur installé sur son établi. Tout à coup une mousquetade retentit, et les vedettes se replièrent sur le détachement en criant : Aux armes !

– À cheval ! s’écrie le capitaine d’une voix de tonnerre.

En un instant les cavaliers sont en selle, le malencontreux faiseur de reprises était guide de premier rang. N’ayant pas le temps de retourner sa culotte à l’endroit, hélas ! il la passe, tant bien que mal, à l’envers, et, sans prendre le temps de mettre ses bottes, il sauta à cheval. Un parti de Cosaques, profitant du voisinage d’un bois, avait tenté de surprendre le détachement ; la mêlée fut sanglante, notre homme écumait de colère, il tenait beaucoup à ses effets, et la journée lui était fatale ; sa culotte déchirée, ses bottes perdues ! Aussi ne sabra-t-il jamais avec plus d’acharnement. Un clair de lune superbe éclairait l’action ; la compagnie put admirer la brillante valeur du grenadier, qui tua deux Cosaques et fit de sa main un officier prisonnier.

Après cette escarmouche, dans laquelle le détachement conserva sa position, le capitaine mit ses hommes en bataille pour les complimenter et ordonna au faiseur de reprises de sortir des rangs, voulant le féliciter publiquement de sa conduite. Notre homme se fût passé de cette ovation, mais il fallut obéir. Que l’on juge de la surprise du capitaine et de ses cavaliers, lorsqu’ils virent cette grande et sévère figure s’avancer au pas de son cheval, en appuyant ses pieds nus sur ses étriers et pressant sa monture entre ses jambes également nues.

Le capitaine, stupéfait, s’approcha, et, se rappelant l’occupation de son soldat au moment où l’on avait crié aux armes, il comprit tout.

– Ah ! ah ! vieux lapin ! lui dit-il, tu fais comme le roi Dagobert, toi ? tu mets ta culotte à l’envers !...

Malgré la discipline, des éclats de rire mal contenus accueillirent ce lazzi du capitaine. Mais notre homme, droit sur sa selle, le pouce gauche sur le bouton de ses rênes parfaitement ajustées, la poignée de son sabre appuyée à sa cuisse droite, garda son imperturbable sang-froid, fit demi-tour et regagna son rang sans sourciller, après avoir reçu les félicitations de son capitaine. De ce jour, François Baudoin reçut et garda le surnom de Dagobert.

Dagobert était donc sous le porche de l’auberge, occupé à savonner, au grand ébahissement de quelques buveurs de bière, qui, de la grande salle commune où ils s’assemblaient, le contemplaient d’un œil curieux.

De fait, c’était un spectacle assez bizarre. Dagobert avait mis bas sa houppelande grise et relevé les manches de sa chemise ; d’une main vigoureuse il frottait à grand renfort de savon un petit mouchoir mouillé, étendu sur une planche, dont l’extrémité intérieure plongeait inclinée dans un baquet rempli d’eau ; sur son bras droit tatoué d’emblèmes guerriers rouges et bleus, on voyait des cicatrices, profondes à y mettre le doigt.

Tout en fumant leur pipe et en vidant leur pot de bière, les Allemands pouvaient donc à bon droit s’étonner de la singulière occupation de ce grand vieillard à longues moustaches, au crâne chauve et à la figure rébarbative, car les traits de Dagobert reprenaient une expression dure et renfrognée, lorsqu’il n’était plus en présence des petites filles. L’attention soutenue dont il se voyait l’objet commençait à l’impatienter, car il trouvait fort simple de faire ce qu’il faisait.

À ce moment, le Prophète entra sous le porche. Avisant le soldat, il le regarda très attentivement pendant quelques secondes, puis, s’approchant, il lui dit en français d’un ton assez narquois :

– Il paraît, camarade, que vous n’avez pas confiance dans les blanchisseuses de Mockern ?

Dagobert, sans discontinuer son savonnage, fronça les sourcils, tourna la tête à demi, jeta sur le Prophète un regard de travers et ne répondit rien.

Étonné de ce silence, Morok reprit :

– Je ne me trompe pas... vous êtes Français, mon brave, ces mots que je vois tatoués sur vos bras le prouvent de reste ; et puis, à votre figure militaire, on devine que vous êtes un vieux soldat de l’Empire. Aussi, je trouve que pour un héros... vous finissez un peu en quenouille.

Dagobert resta muet, mais il mordilla sa moustache du bout des dents, et imprima au morceau de savon dont il frottait le linge un mouvement de va-et-vient des plus précipités, pour ne pas dire des plus irrités ; car la figure et les paroles du dompteur de bêtes lui déplaisaient plus qu’il ne voulait le laisser paraître. Loin de se rebuter, le Prophète continua :

– Je suis sûr, mon brave, que nous n’êtes ni sourd ni muet ; pourquoi donc ne voulez-vous pas me répondre ?

Dagobert, perdant patience, retourna brusquement la tête, regarda Morok entre les deux yeux, et lui dit d’une voix brutale :

– Je ne vous connais pas, je ne veux pas vous connaître : donnez-moi la paix...

Et il se remit à sa besogne.

– Mais on fait connaissance... en buvant un verre de vin du Rhin ; nous parlerons de nos campagnes... car j’ai vu aussi la guerre, moi... je vous en avertis. Cela vous rendra peut-être plus poli.

Les veines du front chauve de Dagobert se gonflaient fortement ; il trouvait dans le regard et dans l’accent de son interlocuteur obstiné quelque chose de sournoisement provocant ; pourtant il se contint.

– Je vous demande pourquoi vous ne voudriez pas boire un verre de vin avec moi...