Un blond qui a des yeux bleus... Ah ça, mesdemoiselles, qu’est-ce que cela signifie ?

Dagobert se leva, cette fois, l’air sévère et péniblement inquiet.

– Ah ! vois-tu, Dagobert, tu grondes tout de suite.

– Rien qu’au commencement encore... ajouta Blanche.

– Au commencement ?... Il y a donc une suite, une fin ?

– Une fin ? Nous espérons bien que non...

Et Rose se prit à rire comme une folle.

– Tout ce que nous demandons, c’est que cela dure toujours, ajouta Blanche en partageant l’hilarité de sa sœur.

Dagobert regardait tour à tour très sérieusement les deux jeunes filles afin de tâcher de deviner cette énigme ; mais lorsqu’il vit leurs ravissantes figures animées par un sourire franc et ingénu, il réfléchit qu’elles n’auraient pas tant de gaieté si elles avaient de graves reproches à se faire, et il ne pensa plus qu’à se réjouir de voir des orphelines si gaies au milieu de leur position précaire, et dit :

– Riez... riez, mes enfants... j’aime tant à vous voir rire !

Puis, songeant que pourtant ce n’était pas précisément de la sorte qu’il devait répondre au singulier aveu des petites filles, il ajouta d’une grosse voix :

– J’aime à vous voir rire, oui, mais non quand vous recevez des visites blondes avec des yeux bleus, mesdemoiselles ; allons, que je suis fou d’écouter ce que vous me contez là... Vous voulez vous moquer de moi, n’est-ce pas ?

– Non, ce que nous disons est vrai... bien vrai...

– Tu le sais... nous n’avons jamais menti, ajouta Rose.

– Elles ont raison, cependant, elles ne mentent jamais... dit le soldat, dont les perplexités recommencèrent. Mais comment diable cette visite est-elle possible ? Je couche dehors en travers de votre porte ; Rabat-Joie couche au pied de votre fenêtre : or, tous les yeux bleus et tous les cheveux blonds du monde ne peuvent entrer que par la porte ou par la fenêtre, et s’ils avaient essayé, nous deux Rabat-Joie, qui avons l’oreille fine, nous aurions reçu les visites... à notre manière... Mais voyons, mes enfants, je vous en prie, parlons sans plaisanter... expliquez-vous.

Les deux sœurs, voyant à l’expression des traits de Dagobert qu’il ressentait une inquiétude réelle, ne voulurent pas abuser plus longtemps de sa bonté. Elles échangèrent un regard, et Rose dit en prenant dans ses petites mains la rude et large main du vétéran :

– Allons... ne te tourmente pas, nous allons te raconter les visites de notre ami Gabriel...

– Vous recommencez ?... Il a un nom ?

– Certainement il a un nom, nous te le disons... Gabriel...

– Quel joli nom ! n’est-ce pas, Dagobert ? Oh ! tu verras, tu l’aimeras comme nous, notre beau Gabriel.

– J’aimerai votre beau Gabriel ! dit le vétéran en hochant la tête, j’aimerai votre beau Gabriel ! c’est selon, car avant il faut que je sache...

Puis, s’interrompant :

– C’est singulier, ça me rappelle une chose...

– Quoi donc, Dagobert ?

– Il y a quinze ans, dans la dernière lettre que votre père, en revenant de France, m’a apportée de ma femme, elle me disait que, toute pauvre qu’elle était, et quoiqu’elle eût déjà sur les bras notre petit Agricol qui grandissait, elle venait de recueillir un pauvre enfant abandonné qui avait une figure de chérubin, et qui s’appelait Gabriel... Et, il n’y a pas longtemps, j’en ai encore eu des nouvelles.

– Et par qui donc ?

– Vous saurez cela tout à l’heure.

– Alors, tu vois bien, puisque tu as aussi ton Gabriel, raison de plus pour aimer le nôtre.

– Le vôtre... le vôtre, voyons le vôtre... je suis sur des charbons ardents...

– Tu sais, Dagobert, reprit Rose, que moi et Blanche nous avons l’habitude de nous endormir en nous tenant par la main.

– Oui, oui, je vous ai vues bien des fois toutes deux dans votre berceau... Je ne pouvais me lasser de vous regarder, tant vous étiez gentilles.

– Eh bien ! il y a deux nuits, nous venions de nous endormir, lorsque nous avons vu...

– C’était donc en rêve ! s’écria Dagobert, puisque vous étiez endormies... en rêve !

– Mais oui, en rêve... Comment veux-tu que ce soit ?...

– Laisse donc parler ma sœur.

– À la bonne heure ! dit le soldat avec un soupir de satisfaction, à la bonne heure ! Certainement, de toutes façons, j’étais bien tranquille... parce que... mais enfin, c’est égal... Un rêve ! j’aime mieux cela... Continuez, petite Rose.

– Une fois endormies, nous avons eu un songe pareil.

– Toutes deux le même ?

– Oui, Dagobert ; car le lendemain matin, en nous éveillant, nous nous sommes raconté ce que nous venions de rêver.

– Et c’était tout semblable...

– C’est extraordinaire, mes enfants ; et ce songe, qu’est-ce qu’il disait ?

– Dans ce rêve, Blanche et moi nous étions assises à côté l’une de l’autre ; nous avons vu entrer un bel ange ; il avait une longue robe blanche, des cheveux blonds, des yeux bleus et une figure si belle, si bonne, que nous avons joint nos mains comme pour le prier... Alors il nous a dit d’une voix douce qu’il se nommait Gabriel, que notre mère l’envoyait vers nous pour être notre ange gardien, et qu’il ne nous abandonnerait jamais.

– Et puis, ajouta Blanche, nous prenant une main à chacune et inclinant son beau visage vers nous, il nous a ainsi longtemps regardées en silence avec tant de bonté... tant de bonté, que nous ne pouvions détacher nos yeux des siens.

– Oui, reprit Rose, et il nous semblait que, tour à tour, son regard nous attirait et nous allait au cœur...