À notre grand chagrin, Gabriel nous a quittées en nous disant que la nuit d’ensuite nous le verrions encore.
– Et il a reparu ?
– Sans doute ! Mais tu juges avec quelle impatience nous attendions le moment d’être endormies, pour voir si notre ami reviendrait nous trouver pendant notre sommeil.
– Hum !... ceci me rappelle, mesdemoiselles, que vous vous frottiez joliment les yeux avant-hier soir, dit Dagobert en se grattant le front ; vous prétendiez tomber de sommeil..., je parie que c’était pour me renvoyer plus tôt et courir plus vite à votre rêve ?
– Oui, Dagobert.
– Le fait est que vous ne pouviez pas me dire comme à Rabat-Joie : « Va te coucher, Dagobert. » Et l’ami Gabriel est revenu ?
– Certainement ; mais cette fois il nous a beaucoup parlé, et au nom de notre mère il nous a donné des conseils si touchants, si généreux, que, le lendemain, Rose et moi nous avons passé tout notre temps à nous rappeler les moindres paroles de notre ange gardien... ainsi que sa figure... et son regard...
– Ceci me fait souvenir, mesdemoiselles, qu’hier vous avez chuchoté tout le long de l’étape... et quand je vous disais blanc, vous me répondiez noir.
– Oui, Dagobert, nous pensions à Gabriel.
– Et depuis nous l’aimons toutes deux autant qu’il nous aime...
– Mais il est seul pour vous deux ?
– Et notre mère n’est-elle pas seule pour nous deux ?
– Et toi, Dagobert, n’es-tu pas aussi seul pour nous deux ?
– C’est juste !... Ah çà, mais savez-vous que je finirai par en être jaloux de ce gaillard-là, moi ?
– Tu es notre ami du jour, il est notre ami de nuit.
– Entendons-nous : si vous en parlez le jour et si vous en rêvez la nuit, qu’est-ce qu’il me restera donc à moi ?
– Il te restera... tes deux orphelines que tu aimes tant ! dit Rose.
– Et qui n’ont plus que toi au monde, ajouta Blanche d’une voix caressante.
– Hum ! hum ! c’est ça, câlinez-moi... Allez, mes enfants, ajouta tendrement le soldat, je suis content de mon lot ; je vous passe votre Gabriel ; j’étais bien sûr que moi et Rabat-Joie nous pouvions dormir tranquillement sur nos oreilles. Du reste, il n’y a rien d’étonnant à ceci : votre premier songe vous a frappées, et, à force d’en jaser, vous l’avez eu de nouveau : aussi vous le verriez une troisième fois, ce bel oiseau de nuit... que je ne m’étonnerais pas.
– Oh ! Dagobert, ne plaisante pas, ce sont seulement des rêves, mais il nous semble que notre mère nous les envoie. Ne nous disait-elle pas que les jeunes filles orphelines avaient des anges gardiens ?... Eh bien, Gabriel est notre ange gardien, et nous protégera et te protégera aussi.
– C’est sans doute bien honnête de sa part de penser à moi ; mais, voyez, mes chères enfants, pour m’aider à vous défendre, j’aime mieux Rabat-Joie ; il est moins blond que l’ange, mais il a de meilleures dents, et c’est plus sûr.
– Que tu es impatientant, Dagobert, avec tes plaisanteries !
– C’est vrai, tu ris de tout.
– Oui, c’est étonnant comme je suis gai... Je ris à la manière du vieux Jovial, sans desserrer les dents. Voyons, enfants, ne me grondez pas ; au fait, j’ai tort : la pensée de votre digne mère est mêlée à ce rêve ; vous faites bien d’en parler sérieusement. Et puis, ajouta-t-il d’un air grave, il y a quelquefois du vrai dans les rêves... En Espagne, deux dragons de l’impératrice, des camarades à moi, avaient rêvé, la veille de leur mort, qu’ils seraient empoisonnés par les moines... Ils l’ont été... Si vous rêvez obstinément de ce bel ange Gabriel... c’est que... c’est que... enfin, c’est que ça vous amuse... vous n’avez pas déjà tant d’agrément le jour... ayez au moins un sommeil... divertissant ; maintenant, mes enfants, j’ai aussi des choses à vous dire ; il s’agira de votre mère, promettez-moi de ne pas être tristes.
– Sois tranquille ; en pensant à elle, nous ne sommes pas tristes, mais sérieuses.
– À la bonne heure ! Par peur de vous chagriner, je reculais toujours le moment de vous dire ce que votre pauvre mère vous aurait confié quand vous n’auriez plus été des enfants ; mais elle est morte si vite qu’elle n’a pas eu le temps ; et puis ce qu’elle avait à vous apprendre lui brisait le cœur, et à moi aussi ; je retardais ces confidences tant que je pouvais, et j’avais pris le prétexte de ne vous parler de rien avant le jour où nous traverserions le champ de bataille où votre père avait été fait prisonnier... ça me donnait du temps... mais le moment est venu... il n’y a plus à tergiverser.
– Nous t’écoutons, Dagobert, répondirent les jeunes filles d’un air attentif et mélancolique.
Après un moment de silence, pendant lequel il s’était recueilli, le vétéran dit aux jeunes filles :
– Votre père, le général Simon, fils d’un ouvrier qui est resté ouvrier ; car, malgré tout ce que le général avait pu faire et dire, le bonhomme s’est entêté à ne pas quitter son état, – tête de fer et cœur d’or, tout comme son fils, – vous pensez, mes enfants, que si votre père, après s’être engagé simple soldat, est devenu général... et comte de l’Empire... ça n’a pas été sans peine et sans gloire.
– Comte de l’Empire ? qu’est-ce que c’est, Dagobert ?
– Une bêtise... un titre que l’Empereur donnait par-dessus le marché, avec le grade ; l’histoire de dire au peuple, qu’il aimait, parce qu’il en était : « Enfants ! vous voulez jouer à la noblesse, comme les vieux nobles ? vous v’là nobles ; vous voulez jouer aux rois, vous v’là rois...
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