Goûtez de tout... enfants, rien de trop bon pour vous... régalez-vous. »

– Roi ! dirent les petites filles en joignant les mains avec admiration.

– Tout ce qu’il y a de plus roi... Oh ! il n’en était pas chiche, de couronnes, l’Empereur ! J’ai eu un camarade de lit, brave soldat du reste, qui a passé roi ; ça nous flattait, parce qu’enfin, quand c’était pas l’un, c’était l’autre, tant il y a qu’à ce jeu-là votre père a été comte ; mais comte ou non, c’était le plus beau, le plus brave général de l’armée.

– Il était beau, n’est-ce pas, Dagobert ? Notre mère le disait toujours.

– Oh ! oui, allez ! mais, par exemple, il était tout le contraire de votre blondin d’ange gardien. Figurez-vous un brun superbe ; en grand uniforme, c’était à vous éblouir et à vous mettre le feu au cœur... Avec lui on aurait chargé jusque sur le bon Dieu !... si le bon Dieu l’avait demandé, bien entendu... se hâta d’ajouter Dagobert, en manière de correctif, ne voulant blesser en rien la foi naïve des orphelines.

– Et notre père était aussi bon que brave, n’est-ce pas, Dagobert ?

– Bon ! mes enfants, lui ? je le crois bien ! il aurait ployé un fer à cheval entre ses mains, comme vous plieriez une carte, et le jour où il a été fait prisonnier, il avait sabré des canonniers prussiens jusque sur leurs canons. Avec ce courage et cette force-là, comment voulez-vous qu’on ne soit pas bon ?... Il y a donc environ dix-neuf ans, qu’ici près... à l’endroit que je vous ai montré, avant d’arriver dans ce village, le général, dangereusement blessé, est tombé de cheval... Je le suivais comme son ordonnance, j’ai couru à son secours. Cinq minutes après, nous étions faits prisonniers ; par qui ?... par un Français ?

– Par un Français !

– Oui, un marquis émigré, colonel au service de la Russie, répondit Dagobert avec amertume. Aussi, quand ce marquis a dit au général, en s’avançant vers lui : « Rendez-vous, monsieur, à un compatriote... – Un Français qui se bat contre la France n’est plus mon compatriote ; c’est un traître, et je ne me rends pas à un traître, » a répondu le général ; et, tout blessé qu’il était, il s’est traîné auprès d’un grenadier russe, lui a remis son sabre en disant : « Je me rends à vous ». Le marquis en est devenu pâle de rage...

Les orphelines se regardèrent avec orgueil, un vif incarnat colora leurs joues, et elles s’écrièrent :

– Oh ! brave père, brave père !...

– Hum ! ces enfants... dit Dagobert en caressant sa moustache avec fierté, comme on voit qu’elles ont du sang de soldat dans les veines ! Puis il reprit :

– Nous voilà donc prisonniers. Le dernier cheval du général avait été tué sous lui ; pour faire la route, il monta Jovial, qui n’avait pas été blessé ce jour-là ; nous arrivons à Varsovie. C’est là que le général a connu votre mère ; elle était surnommée la Perle de Varsovie : c’est tout dire. Aussi, lui qui aimait ce qui était bon et beau, en devient amoureux tout de suite ; elle l’aime à son tour ; mais ses parents l’avaient promise à un autre... Cet autre... c’était encore...

Dagobert ne put continuer. Rose jeta un cri perçant en montrant la fenêtre avec effroi.

 

 

VII

 

Le voyageur

 

Au cri de la jeune fille, Dagobert se leva brusquement.

– Qu’avez-vous, Rose ?

– Là... là... dit-elle en montrant la croisée. Il me semble avoir vu une main déranger la pelisse.

Rose n’avait pas achevé ces paroles, que Dagobert courait à la fenêtre. Il l’ouvrit violemment, après avoir ôté le manteau suspendu à l’espagnolette. Il faisait nuit noire et grand vent... Le soldat prêta l’oreille, il n’entendit rien...