Revenant prendre la lumière sur la table, il tâcha d’éclairer au dehors en abritant la flamme avec sa main. Il ne vit rien... Fermant de nouveau la fenêtre, il se persuada qu’une bouffée de vent ayant dérangé et agité la pelisse, Rose avait été dupe d’une fausse peur.
– Rassurez-vous, mes enfants... Il vente très fort, c’est ce qui aura fait remuer le coin du manteau.
– Il me semblait bien avoir vu des doigts qui l’écartaient... dit Rose encore tremblante.
– Moi, je regardais Dagobert, je n’ai rien vu, reprit Blanche.
– Et il n’y avait rien à voir, mes enfants, c’est tout simple ; la fenêtre est au moins à huit pieds au-dessus du sol ; il faudrait être un géant pour y atteindre, ou avoir une échelle pour y monter. Cette échelle, on n’aurait pas eu le temps de l’ôter, puisque dès que Rose a crié j’ai couru à la fenêtre, et qu’en avançant la lumière au dehors, je n’ai rien vu.
– Je me serai trompée, dit Rose.
– Vois-tu, ma sœur... c’est le vent, ajouta Blanche.
– Alors, pardon de t’avoir dérangé, mon bon Dagobert.
– C’est égal, reprit le soldat en réfléchissant, je suis fâché que Rabat-Joie ne soit pas revenu, il aurait veillé à la fenêtre, cela vous aurait rassurées ; mais il aura flairé l’écurie de son camarade Jovial, et il aura été lui dire bonsoir en passant... j’ai envie d’aller le chercher.
– Oh ! non, Dagobert, ne nous laisse pas seules ! crièrent les petites filles, nous aurions trop peur.
– Au fait, Rabat-Joie ne peut maintenant tarder à revenir, et tout à l’heure nous l’entendrons gratter à la porte, j’en suis sûr... Ah çà ! continuons notre récit, dit Dagobert, et il s’assit au chevet des deux sœurs, cette fois bien en face de la fenêtre. Voilà donc le général prisonnier à Varsovie, et amoureux de votre mère, que l’on voulait marier à un autre, reprit-il. En 1814, nous apprenons la fin de la guerre, l’exil de l’Empereur à l’île d’Elbe ; apprenant cela, votre mère dit au général : « La guerre est terminée, vous êtes libre ; l’Empereur est malheureux, vous lui devez tout : allez le retrouver... je ne sais quand nous nous reverrons, mais je n’épouserai que vous ; vous me trouverez jusqu’à la mort... » Avant de partir, le général m’appelle : « Dagobert ! reste ici ; Mlle Éva aura peut-être besoin de toi pour fuir sa famille, si on la tourmente trop ; notre correspondance passera par tes mains ; à Paris, je verrai ta femme, ton fils, je les rassurerai... je leur dirai que tu es pour moi... un ami. »
– Toujours le même, dit Rose, attendrie, en regardant Dagobert.
– Bon pour le père et la mère, comme pour les enfants, ajouta Blanche.
– Aimer les uns, c’est aimer les autres, répondit le soldat. Voilà donc le général à l’île d’Elbe avec l’Empereur ; moi, à Varsovie, caché dans les environs de la maison de votre mère, je recevais les lettres et les lui portais en cachette... Dans une de ces lettres, je vous le dis fièrement, mes enfants, le général m’apprenait que l’Empereur s’était souvenu de moi.
– De toi ?... il te connaissait ?
– Un peu, je m’en flatte. « Ah ! Dagobert ! a-t-il dit à votre père qui lui parlait de moi, un grenadier à cheval de ma vieille garde... soldat d’Égypte et d’Italie, criblé de blessures, un vieux pince-sans-rire... que j’ai décoré de ma main à Wagram !... je ne l’ai pas oublié. » Dame ! mes enfants, quand votre mère m’a lu cela, j’en ai pleuré comme une bête...
– L’Empereur !... quel beau visage d’or il avait sur ta croix d’argent à ruban rouge que tu nous montrais quand nous étions sages !
– C’est qu’aussi cette croix-là, donnée par lui, c’est ma relique, à moi, et elle est là dans mon sac avec ce que j’ai de plus précieux, notre boursicaut et nos papiers... Mais pour en revenir à votre mère : de lui porter les lettres du général, d’en parler avec elle, ça la consolait, car elle souffrait ; oh ! oui, et beaucoup ; ses parents avaient beau la tourmenter, s’acharner après elle, elle répondait toujours : « Je n’épouserai jamais que le général Simon. » Fière femme, allez... Résignée, mais courageuse, il fallait voir ! Un jour elle reçoit une lettre du général ; il avait quitté l’île d’Elbe avec l’Empereur : voilà la guerre qui recommence, guerre courte, mais guerre héroïque comme toujours, guerre sublime par le dévouement des soldats. Votre père se bat comme un lion, et son corps d’armée fait comme lui ; ce n’était plus de la bravoure... c’était de la rage.
Et les joues du soldat s’enflammaient... Il ressentait en ce moment les émotions héroïques de sa jeunesse ! il revenait, par la pensée, au sublime élan des guerres de la République, aux triomphes de l’Empire, aux premiers et aux derniers jours de sa vie militaire. Les orphelines, filles d’un soldat et d’une mère courageuse, se sentaient émues à ses paroles énergiques, au lieu d’être effrayées de leur rudesse ; leur cœur battait plus fort, leurs joues s’animaient aussi.
– Quel bonheur pour nous d’être filles d’un père si brave !... s’écria Blanche.
– Quel bonheur... et quel honneur ! mes enfants, car, le soir du combat de Ligny, l’Empereur, à la joie de toute l’armée, nomma votre père, sur le champ de bataille, duc de Ligny et maréchal de l’Empire.
– Maréchal de l’Empire ! dit Rose étonnée, sans trop comprendre la valeur de ces mots.
– Duc de Ligny ! reprit Blanche aussi surprise.
– Oui, Pierre Simon, fils d’un ouvrier, duc et maréchal ; il faut être roi pour être davantage, reprit Dagobert avec orgueil.
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