Voilà comment l’Empereur traitait les enfants du peuple ; aussi le peuple était à lui. On avait beau lui dire : « Mais ton Empereur fait de toi de la chair à canon ! – Ah ! un autre ferait de moi de la chair à misère, répondait le peuple, qui n’est pas bête ; j’aime mieux le canon, et risquer de devenir capitaine, colonel, maréchal, roi... ou invalide ; ça vaut mieux encore que de crever de faim, de froid et de vieillesse sur la paille d’un grenier, après avoir travaillé quarante ans pour les autres. »
– Même en France... même à Paris, dans cette belle ville... il y a des malheureux qui meurent de faim et de misère... Dagobert ?
– Même à Paris... oui, mes enfants ; aussi j’en reviens là : le canon vaut mieux, car on risque, comme votre père, d’être duc et maréchal. Quand je dis duc et maréchal, j’ai raison et j’ai tort, car plus tard on ne lui a pas reconnu ce titre et ce grade, parce que, après Ligny... il y a eu un jour de deuil, de grand deuil, où de vieux soldats comme moi, m’a dit le général, ont pleuré, oui, pleuré... le soir de la bataille ; ce jour-là, mes enfants... s’appelle Waterloo !
Il y eut dans ces simples mots de Dagobert un accent de tristesse si profonde, que les orphelines tressaillirent.
– Enfin, reprit le soldat en soupirant, il y a comme ça des jours maudits... Ce jour-là, à Waterloo, le général est tombé couvert de blessures, à la tête d’une division de la garde. À peu près guéri, ce qui a été long, il demande à aller à Sainte-Hélène... une autre île au bout du monde, où les Anglais avaient emmené l’Empereur pour le torturer tranquillement ; car s’il a été heureux d’abord, il a eu bien de la misère, voyez-vous, mes pauvres enfants...
– Comme tu dis cela, Dagobert ! tu nous donnes envie de pleurer !
– C’est qu’il y a de quoi... l’Empereur a enduré tant de choses, tant de choses... il a cruellement saigné au cœur, allez... Malheureusement le général n’était pas avec lui. À Sainte-Hélène, il aurait été un de plus pour le consoler ; mais on n’a pas voulu. Alors, exaspéré comme tant d’autres contre les Bourbons, le général organise une conspiration pour rappeler le fils de l’Empereur. Il voulait enlever un régiment, presque tout composé d’anciens soldats à lui. Il se rend dans une ville de Picardie où était cette garnison ; mais déjà la conspiration était éventée. Au moment où le général arrive, on l’arrête, on le conduit devant le colonel du régiment... Et ce colonel... dit le soldat après un nouveau silence, savez-vous qui c’était encore ?... Mais, bah !... ce serait trop long à vous expliquer, et ça vous attristerait davantage... Enfin c’était un homme que votre père avait depuis longtemps bien des raisons de haïr. Aussi, se trouvant face à face avec lui, il lui dit : « Si vous n’êtes pas un lâche, vous me ferez mettre en liberté pour une heure, et nous nous battrons à mort ; car je vous hais pour ci, je vous méprise pour ça, et encore pour ça. » Le colonel accepte, met votre père en liberté jusqu’au lendemain. Le lendemain, duel acharné, dans lequel le colonel reste pour mort sur la place.
– Ah ! mon Dieu !
– Le général essuyait son épée, lorsqu’un ami dévoué vint lui dire qu’il n’avait que le temps de se sauver ; en effet, il parvint heureusement à quitter la France... oui...
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