heureusement, car, quinze jours après, il était condamné à mort comme conspirateur.

– Que de malheur, mon Dieu !

– Il y a eu un bonheur dans ce malheur-là... Votre mère tenait bravement sa promesse et l’attendait toujours ; elle lui avait écrit : « L’Empereur d’abord, moi ensuite. » Ne pouvant plus rien, ni pour l’Empereur ni pour son fils, le général, exilé de France, arrive à Varsovie. Votre mère venait de perdre ses parents : elle était libre, ils s’épousent, et je suis un des témoins du mariage.

– Tu as raison, Dagobert... que de bonheur, au milieu de si grands malheurs !

– Les voilà donc bien heureux ; mais, comme tous les bons cœurs, plus ils étaient heureux, plus le malheur des autres les chagrinait, et il y avait de quoi être chagriné à Varsovie. Les Russes recommençaient à traiter les Polonais en esclaves ; votre brave mère, quoique d’origine française, était Polonaise de cœur et d’âme : elle disait hardiment tout haut ce que d’autres n’osaient seulement pas dire tout bas ; avec cela, les malheureux l’appelaient leur bon ange ; en voilà assez pour mettre le gouverneur russe sur l’œil. Un jour, un des amis du général, ancien colonel des lanciers, brave et digne homme, est condamné à l’exil en Sibérie, pour une conspiration militaire contre les Russes : il s’échappe, votre père le cache chez lui, cela se découvre ; pendant la nuit du lendemain, un peloton de Cosaques, commandé par un officier et suivi d’une voiture de poste, arrive à notre porte ; on surprend le général pendant son sommeil et on l’enlève.

– Mon Dieu ! que voulait-on lui faire ?

– Le conduire hors de Russie, avec défense d’y jamais rentrer, et menacé d’une prison éternelle s’il y revenait. Voilà son dernier mot : « Dagobert, je te confie ma femme et mon enfant » ; car votre mère devait dans quelques mois vous mettre au monde ; eh bien ! malgré cela, on l’exila en Sibérie ; c’était une occasion de s’en défaire ; elle faisait trop de bien à Varsovie ; on la craignait. Non content de l’exiler, on confisque tous ses biens ; pour seule grâce, elle avait obtenu que je l’accompagnerais ; et, sans Jovial, que le général m’avait fait garder, elle aurait été forcée de faire la route à pied. C’est ainsi, elle à cheval, et moi la conduisant comme je vous conduis, mes enfants, que nous sommes arrivés dans un misérable village, où trois mois après vous êtes nées, pauvres petites !

– Et notre père !

– Impossible à lui de rentrer en Russie... impossible à votre mère de songer à fuir avec deux enfants... impossible au général de lui écrire, puisqu’il ignorait où elle était.

– Ainsi, depuis, aucune nouvelle de lui ?

– Si, mes enfants... une seule fois nous en avons eu...

– Et par qui ?

Après un moment de silence, Dagobert reprit avec une expression de physionomie singulière :

– Par qui ? par quelqu’un qui ne ressemble guère aux autres hommes... oui... et, pour que vous compreniez ces paroles, il faut que je vous raconte en deux mots une aventure extraordinaire arrivée à votre père pendant la bataille de Waterloo... Il avait reçu de l’Empereur l’ordre d’enlever une batterie qui écrasait notre armée ; après plusieurs tentatives malheureuses, le général se met à la tête d’un régiment de cuirassiers, charge sur la batterie, et va, selon son habitude, sabrer jusque sur les canons ; il se trouvait à cheval juste devant la bouche d’une pièce dont tous les servants venaient d’être tués ou blessés : pourtant, l’un d’eux a encore la force de se soulever, de se mettre sur un genou, d’approcher de la lumière la mèche qu’il tenait toujours à la main... et cela... juste au moment où le général était à dix pas et en face du canon chargé...

– Grand Dieu ! quel danger pour notre père !

– Jamais, m’a-t-il dit, il n’en avait couru un plus grand... car lorsqu’il vit l’artilleur mettre le feu à la pièce, le coup partait... mais au même instant, un homme de haute taille, vêtu en paysan, et que votre père jusqu’alors n’avait pas remarqué, se jette au-devant du canon.

– Ah ! le malheureux... quelle mort horrible !

– Oui, reprit Dagobert d’un air pensif, cela devait arriver... Il devait être broyé en mille morceaux... et pourtant il n’en a rien été.

– Que dis-tu ?

– Ce que m’a dit le général. « Au moment où le coup partit, m’a-t-il répété souvent, par un mouvement d’horreur involontaire, je fermai les yeux pour ne pas voir le cadavre mutilé de ce malheureux qui s’était sacrifié à ma place... Quand je les rouvre, qu’est-ce que j’aperçois au milieu de la fumée ? toujours cet homme de grande taille, debout et calme au même endroit, jetant un regard triste et doux sur l’artilleur, qui, un genou en terre, le corps renversé en arrière, le regardait aussi épouvanté que s’il eût vu le démon en personne ; puis le mouvement de la bataille ayant continué, il m’a été impossible de retrouver cet homme... » a ajouté votre père.

– Mon Dieu, Dagobert, comment cela est-il possible ?

– C’est ce que j’ai dit au général. Il m’a répondu que jamais il n’avait pu s’expliquer cet événement, aussi incroyable que réel... Il fallait d’ailleurs que votre père eût été bien vivement frappé de la figure de cet homme, qui paraissait, disait-il, âgé d’environ trente ans, car il avait remarqué que ses sourcils, très noirs et joints entre eux, n’en faisaient guère pour ainsi dire qu’un seul d’une tempe à l’autre, de sorte qu’il paraissait avoir le front rayé d’une marque noire... Retenez bien ceci, mes enfants, vous saurez tout à l’heure pourquoi.

– Oui, Dagobert, nous ne l’oublions pas... dirent les orphelines de plus en plus étonnées.

– Comme c’est étrange, cet homme au front rayé de noir !

– Écoutez encore... Le général avait été, je vous ai dit, laissé pour mort à Waterloo. Pendant la nuit qu’il a passée sur le champ de bataille dans une espèce de délire causé par la fièvre de ses blessures, il lui a paru voir, à la clarté de la lune, ce même homme penché sur lui, le regardant avec une grande douceur et une grande tristesse, étanchant le sang de ses plaies en tâchant de le ranimer...