Mais comme votre père, qui avait à peine la tête à lui, repoussait ses soins, disant qu’après une telle défaite il n’avait plus qu’à mourir... il lui a semblé entendre cet homme lui dire : « Il faut vivre pour Éva !... » C’était le nom de votre mère, que le général avait laissée à Varsovie pour aller rejoindre l’Empereur.
– Comme cela est singulier, Dagobert !... Et depuis, notre père a-t-il revu cet homme ?
– Il l’a revu... puisque c’est lui qui a apporté des nouvelles du général à votre mère.
– Et quand donc cela ?... nous ne l’avons jamais su.
– Vous vous rappelez que le matin de la mort de votre mère vous étiez allées avec la vieille Fédora dans la forêt de pins ?
– Oui, répondit Rose tristement, pour y chercher de la bruyère, que notre pauvre mère aimait tant.
– Pauvre mère ! Elle se portait si bien, que nous ne pouvions pas, hélas ! nous douter du malheur qui nous devait arriver le soir, reprit Blanche.
– Sans doute, mes enfants ; moi-même, ce matin-là, je chantais, en travaillant au jardin, car, pas plus que vous, je n’avais de raison d’être triste ; je travaillais donc, tout en chantant, quand tout à coup j’entends une voix me demander en français : « Est-ce ici le village de Milosk ?... » Je me retourne, et je vois devant moi un étranger... Au lieu de lui répondre, je le regarde fixement, et je recule de deux pas, tout stupéfait.
– Pourquoi donc ?
– Il était de haute taille, très pâle, et avait le front haut, découvert... ses sourcils noirs n’en faisaient qu’un... et semblaient lui rayer le front d’une marque noire.
– C’était donc l’homme qui, deux fois, s’était trouvé auprès de notre père pendant des batailles ?
– Oui... c’était lui.
– Mais, Dagobert, dit Rose pensive ; il y a longtemps de ces batailles ?
– Environ seize ans.
– Et l’étranger que tu croyais reconnaître, quel âge avait-il ?
– Guère plus de trente ans.
– Alors comment veux-tu que ce soit ce même homme qui se soit trouvé à la guerre, il y a seize ans, avec notre père ?
– Vous avez raison, dit Dagobert après un moment de silence et en haussant les épaules ; j’aurai sans doute été trompé par le hasard d’une ressemblance... Et pourtant...
– Ou alors, si c’était le même, il faudrait qu’il n’eût pas vieilli.
– Mais ne lui as-tu pas demandé s’il n’avait pas autrefois secouru notre père ?
– D’abord j’étais si saisi que je n’y ai pas songé, et puis il est resté si peu de temps que je n’ai pu m’en informer ; enfin il me demande donc le village de Milosk. « – Vous y êtes, monsieur. Mais comment savez-vous que je suis Français ? – Tout à l’heure je vous ai entendu chanter quand j’ai passé, me répondit-il. Pourriez-vous me dire où demeure madame Simon, la femme du général ? – Elle demeure ici, monsieur. » Il me regarda quelques instants en silence, voyant bien que cette visite me surprenait ; puis il me tendit la main et me dit : « Vous êtes l’ami du général Simon, son meilleur ami ! » (Jugez de mon étonnement, mes enfants.) « Mais, monsieur, comment savez-vous !... – Souvent il m’a parlé de vous avec reconnaissance. – Vous avez vu le général ? – Oui, il y a quelque temps, dans l’Inde ; je suis aussi son ami ; j’apporte de ses nouvelles à sa femme, je la savais exilée en Sibérie ; à Tobolsk, d’où je viens, j’ai appris qu’elle habitait ce village. Conduisez-moi près d’elle. »
– Bon voyageur... je l’aime déjà, dit Rose.
– Il était l’ami de notre père.
– Je le prie d’attendre, je voulais prévenir votre mère pour que le saisissement ne lui fit pas de mal ; cinq minutes après il entrait chez elle...
– Et comment était-il, ce voyageur, Dagobert !
– Il était très grand, il portait une pelisse foncée et un bonnet de fourrure avec de longs cheveux noirs.
– Et sa figure était belle !
– Oui, mes enfants, très belle ; mais il avait l’air si triste et si doux que j’en avais le cœur serré.
– Pauvre homme ! un grand chagrin sans doute !
– Votre mère était enfermée avec lui depuis quelques instants, lorsqu’elle m’a appelé pour me dire qu’elle venait de recevoir de bonnes nouvelles du général ; elle fondait en larmes et avait devant elle un gros paquet de papiers ; c’était une espèce de journal que votre père lui écrivait chaque soir, pour se consoler ; ne pouvant lui parler, il disait au papier ce qu’il lui aurait dit à elle...
– Et ces papiers, où sont-ils, Dagobert !
– Là, dans mon sac, avec ma croix et notre bourse : un jour je vous les donnerai ; seulement j’en ai pris quelques feuilles que j’ai là, que vous lirez tout à l’heure ; vous verrez pourquoi.
– Est-ce qu’il y avait longtemps que notre père était dans l’Inde !
– D’après le peu de mots que m’a dit votre mère, le général était allé dans ce pays-là après s’être battu avec les Grecs contre les Turcs, car il aime surtout à se mettre du parti des faibles contre les forts ; arrivé dans l’Inde, il s’est acharné après les Anglais... Ils avaient assassiné nos prisonniers dans les pontons et torturé l’empereur à Sainte-Hélène, c’était bonne guerre et doublement bonne guerre, car en leur faisant du mal c’était bien servir une bonne cause.
– Et quelle cause servait-il !
– Celle d’un de ces pauvres princes indiens dont les Anglais ravagent le territoire jusqu’au jour où ils s’en emparent sans foi ni droit. Vous voyez, mes enfants, c’est encore se battre pour un faible contre des forts ; votre père n’y a pas manqué. En quelques mois, il a si bien discipliné et aguerri les douze ou quinze mille hommes de troupes de ce prince, que, dans deux rencontres, elles ont exterminé les Anglais, qui avaient compté sans votre brave père, mes enfants... Mais tenez... quelques pages de son journal vous en diront plus et mieux que moi ; de plus vous y lirez un nom dont vous devez toujours vous souvenir : c’est pour cela que j’ai choisi ce passage.
– Oh ! quel bonheur !... lire ces pages écrites par notre père, c’est presque l’entendre, dit Rose.
– C’est comme s’il était là auprès de nous, ajouta Blanche.
Et les deux jeunes filles étendirent vivement les mains pour prendre les feuillets que Dagobert venait de tirer de sa poche. Puis, par un mouvement simultané rempli d’une grâce touchante, elles baisèrent tour à tour, et en silence, l’écriture de leur père.
– Vous verrez aussi, mes enfants, à la fin de cette lettre, pourquoi je m’étonnais de ce que votre ange gardien, comme vous le dites, s’appelait Gabriel... Lisez... Lisez... ajouta le soldat en voyant l’air surpris des orphelines. Seulement, je dois vous dire que lorsqu’il écrivait cela, le général n’avait pas encore rencontré le voyageur qui a apporté ces papiers.
Rose, assise dans son lit, prit les feuilles et commença de lire d’une voix douce et émue. Blanche, la tête appuyée sur l’épaule de sa sœur, suivait avec attention. On voyait même, au léger mouvement de ses lèvres, qu’elle lisait aussi, mais mentalement.
Fragments du journal du général Simon
Bivouac des montagnes d’Ava, 20 février 1830.
« ...Chaque fois que j’ajoute quelques feuilles à ce journal, écrit maintenant au fond de l’Inde, où m’a jeté ma vie errante et proscrite, journal qu’hélas ! tu ne liras peut-être jamais, mon Éva bien-aimée, j’éprouve une sensation, à la fois douce et cruelle, car cela me console de causer ainsi avec toi, et pourtant mes regrets ne sont jamais plus amers que lorsque je te parle ainsi sans te voir.
« Enfin, si ces pages tombent sous tes yeux, ton généreux cœur battra au nom de l’être intrépide à qui aujourd’hui j’ai dû la vie, à qui je devrai peut-être ainsi le bonheur de te revoir un jour...
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