toi et mon enfant, car il vit, n’est-ce pas, notre enfant ? Il faut que je le croie ; sans cela, pauvre femme, quelle serait ton existence, au fond de ton affreux exil... Cher ange, il doit avoir maintenant quatorze ans... Comment est-il ? Il te ressemble, n’est-ce pas ? il a tes grands et beaux yeux bleus... Insensé que je suis !... Combien de fois, dans ce long journal, je t’ai déjà fait involontairement cette folle question à laquelle tu ne dois pas répondre !... Combien de fois... je dois te la faire encore !... Tu apprendras donc à notre enfant à prononcer et à aimer le nom un peu barbare de Djalma. »

– Djalma, dit Rose, les yeux humides, en interrompant sa lecture.

– Djalma, reprit Blanche partageant l’émotion de sa sœur. Oh ! nous ne l’oublierons jamais, ce nom.

– Et vous aurez raison, mes enfants, car il paraît que c’est celui d’un fameux soldat, quoique bien jeune. Continuez, ma petite Rose.

« Je t’ai raconté dans les feuilles précédentes, ma chère Éva, reprit Rose, les deux bonnes journées que nous avions eues ce mois-ci ; les troupes de mon vieil ami le prince indien, de mieux en mieux disciplinées à l’européenne, ont fait merveille. Nous avons culbuté les Anglais, et ils ont été forcés d’abandonner une partie de ce malheureux pays envahi par eux au mépris de tout droit, de toute justice et qu’ils continuent de ravager sans pitié ; car ici, guerre anglaise, c’est dire trahison, pillage et massacre. Ce matin, après une marche pénible au milieu des rochers et des montagnes, nous apprenons par nos éclaireurs que des renforts arrivent à l’ennemi, et qu’il s’apprête à reprendre l’offensive ; il n’était plus qu’à quelques lieues ; un engagement devenait inévitable : mon vieil ami le prince indien, père de mon sauveur, ne demandait qu’à marcher au feu. L’affaire a commencé sur les trois heures ; elle a été sanglante, acharnée. Voyant chez les nôtres un moment d’indécision, car ils étaient bien inférieurs en nombre, et les renforts des Anglais se composaient des troupes fraîches, j’ai chargé à la tête de notre petite réserve de cavalerie.

« Le vieux prince était au centre, se battant comme il se bat : intrépidement. Son fils Djalma, âgé de dix-huit ans à peine, brave comme son père, ne me quittait pas ; au moment le plus chaud de l’engagement, mon cheval est tué, roule avec moi dans une ravine que je côtoyais, et je me trouve si sottement engagé sous lui, qu’un moment je me suis cru la cuisse cassée. »

– Pauvre père ! dit Blanche.

– Heureusement, cette fois, il ne lui sera arrivé rien de dangereux, grâce à Djalma. Vois-tu, Dagobert, reprit Rose, que je retiens bien le nom. Et elle continua :

« Les Anglais croyaient qu’après m’avoir tué (opinion très flatteuse pour moi) ils auraient facilement raison de l’armée du prince ; aussi, un officier de cipayes et cinq ou six soldats irréguliers, lâches et féroces brigands, me voyant rouler dans le ravin, s’y précipitent pour m’achever... Au milieu du feu et de la fumée, nos montagnards, emportés par l’ardeur, n’avaient pas vu ma chute ; mais Djalma ne me quittait pas, il sauta dans le ravin pour me secourir, et sa froide intrépidité m’a sauvé la vie ; il avait gardé les deux coups de sa carabine : de l’un, il étend l’officier raide mort, de l’autre, il casse le bras d’un irrégulier qui m’avait déjà percé la main d’un coup de baïonnette. Mais rassure-toi, ma bonne Éva, ce n’est rien... une égratignure...

– Blessé... encore blessé, mon Dieu ! s’écria Blanche en joignant les mains et en interrompant sa sœur.

– Rassurez-vous, dit Dagobert, ça n’aura été, comme dit le général, qu’une égratignure : car autrefois les blessures qui n’empêchaient pas de se battre, il les appelait des blessures blanches... Il n’y a que lui pour trouver des mots pareils.

« Djalma me voyant blessé, reprit Rose en essuyant ses yeux, se sert de sa lourde carabine comme d’une massue, et fait reculer les soldats ; mais, à ce moment, je vois un nouvel assaillant, abrité derrière un massif de bambous dominant le ravin, abaisser lentement son long fusil, poser le canon entre deux branches, souffler sur la mèche, ajuster Djalma, et le courageux enfant reçoit une balle dans la poitrine, sans que mes cris aient pu l’avertir... Se sentant frappé, il recule malgré lui de deux pas, tombe sur un genou, mais tenant toujours ferme et tâchant de me faire un rempart de son corps... Tu conçois ma rage, mon désespoir ; malheureusement mes efforts pour me dégager étaient paralysés par une douleur atroce que je ressentais à la cuisse. Impuissant et désarmé, j’assistai donc pendant quelques secondes à cette lutte inégale. Djalma perdait beaucoup de sang ! son bras faiblissait ! déjà un des irréguliers, excitant les autres de la voix, décrochait de sa ceinture une sorte d’énorme et lourde serpe qui tranche la tête d’un seul coup, lorsque arrivent une douzaine de nos montagnards ramenés par le mouvement du combat. Djalma est délivré à son tour ; on me dégage : au bout d’un quart d’heure, j’ai pu remonter à cheval. L’avantage nous est encore resté aujourd’hui, malgré bien des pertes. Demain, l’affaire sera décisive, car les feux du bivouac anglais se voient d’ici... Voilà, ma tendre Éva, comment j’ai dû la vie à cet enfant.