Heureusement sa blessure ne donne aucune inquiétude ; la balle a dévié et glissé le long des côtes. »

– Ce brave garçon aura dit, comme le général : Blessure blanche, dit Dagobert.

« Maintenant, ma chère Éva, reprit Rose, il faut que tu connaisses, au moins par ce récit, cet intrépide Djalma ; il a dix-huit ans à peine. D’un mot je te peindrai cette noble et vaillante nature ; dans son pays, on donne quelquefois des surnoms ; dès quinze ans, on l’appelait le Généreux, généreux de cœur et d’âme, s’entend ; par une coutume du pays, coutume bizarre et touchante, ce surnom a remonté à son père, que l’on appelle le Père du Généreux, et qui pourrait à bon droit s’appeler le Juste, car ce vieil Indien est un type rare de loyauté chevaleresque, de fière indépendance. Il aurait pu, comme tant d’autres pauvres princes de ce pays, se courber humblement sous l’exécrable despotisme anglais, marchander l’abandon de sa souveraineté et se résigner devant la force. Lui, non : Mon droit tout entier, ou une fosse dans les montagnes où je suis né. Telle est sa devise. Ce n’est pas forfanterie ; c’est conscience de ce qui est droit et juste. « Mais vous serez brisé dans la lutte, lui ai-je dit ? – Mon ami. si pour vous forcer à une action honteuse, on vous disait : Cède ou meurs ? », me demanda-t-il. De ce jour, je l’ai compris, et je me suis voué corps et âme à cette cause toujours sacrée du faible contre le fort. Tu vois, mon Éva, que Djalma se montre digne d’un tel père. Ce jeune Indien est d’une bravoure si héroïque, si superbe, qu’il combat comme un jeune Grec du temps de Léonidas, la poitrine nue, tandis que les autres soldats de son pays, qui en effet restent habituellement les épaules, les bras et la poitrine découverts, endossent pour la guerre une casaque assez épaisse ; la folle intrépidité de cet enfant m’a rappelé le roi de Naples, dont je t’ai si souvent parlé, et que j’ai vu cent fois à notre tête dans les charges les plus périlleuses, ayant pour toute armure une cravache à la main.

– Celui-là est encore un de ceux dont je vous parlais, et que l’empereur s’amusait à faire jouer au monarque, dit Dagobert. J’ai vu un officier prussien prisonnier, à qui cet enragé roi de Naples avait cinglé la figure d’un coup de cravache ; la marque y était bleue et rouge. Le Prussien disait, en jurant, qu’il était déshonoré, qu’il aurait mieux aimé un coup de sabre... Je le crois bien... diable de monarque ! il ne connaissait qu’une chose : marcher droit au canon ; dès qu’on canonnait quelque part, on aurait dit que ça l’appelait par tous ses noms, et il accourait en disant : « Présent !... » Si je vous parle de lui, mes enfants, c’est qu’il répétait à qui voulait l’entendre : « Personne n’entamera un carré que le général Simon ou moi n’entamerions pas. »

Rose continua :

« J’ai remarqué avec peine que, malgré son jeune âge, Djalma avait souvent des accès de mélancolie profonde. Parfois, j’ai surpris entre son père et lui des regards singuliers... Malgré notre attachement mutuel, je crois que tous deux me cachent quelque triste secret de famille, autant que j’en ai pu juger par plusieurs mots échappés à l’un et à l’autre : il s’agit d’un événement bizarre, auquel leur imagination naturellement rêveuse et exaltée aura donné un caractère surnaturel.

« Du reste, tu sais, mon amie, que nous avons perdu le droit de sourire de la crédulité d’autrui... moi, depuis la campagne de France, où il m’est arrivé cette aventure si étrange, que je ne puis encore m’expliquer... »

– C’est celle de cet homme qui s’est jeté devant la bouche du canon... dit Dagobert.

« Toi, reprit la jeune fille en reprenant la lecture, toi, ma chère Éva, depuis les visites de cette femme jeune et belle que ta mère prétendait avoir aussi vue chez sa mère, quarante ans auparavant.. »

Les orphelines regardèrent le soldat avec étonnement.

– Votre mère ne m’avait jamais parlé de cela... ni le général non plus... mes enfants ; ça me semble aussi singulier qu’à vous.

Rose reprit avec une émotion et une curiosité croissantes :

« Après tout, ma chère Éva, souvent les choses en apparence très extraordinaires s’expliquent par un hasard, une ressemblance ou un jeu de la nature. Le merveilleux n’étant toujours qu’une illusion d’optique, ou le résultat d’une imagination déjà frappée, il arrive un moment où ce qui semblait surhumain ou surnaturel se trouve l’événement le plus humain et le plus naturel du monde ; aussi je ne doute pas que ce que nous appelions nos prodiges n’ait tôt ou tard ce dénouement terre à terre. »

– Vous voyez, mes enfants, cela paraît d’abord merveilleux... et au fond... c’est tout simple... ce qui n’empêche pas que pendant longtemps on n’y comprends rien...

– Puisque notre père le dit, il faut le croire, et ne pas nous étonner ; n’est-ce pas, ma sœur ?

– Non, puisqu’un jour cela s’explique.

– Au fait, dit Dagobert après un moment de réflexion, une supposition ? Vous vous ressemblez tellement, n’est-ce pas, mes enfants ? que quelqu’un qui n’aurait pas l’habitude de vous voir chaque jour vous prendrait facilement l’une pour l’autre... Eh bien ! s’il ne savait pas que vous êtes, pour ainsi dire, doubles, voyez dans quels étonnements il pourrait se trouver... Bien sûr, il croirait au diable, à propos de bons petits anges comme vous.

– Tu as raison, Dagobert ; comme cela bien des choses s’expliquent, ainsi que le dit notre père.

Et Rose continua de lire :

« Du reste, ma tendre Éva, c’est avec quelque fierté que je songe que Djalma a du sang français dans les veines ; son père a épousé, il y a plusieurs années, une jeune fille dont la famille, d’origine française, était depuis très longtemps établie à Batavia, dans l’île de Java. Cette parité de position entre mon vieil ami et moi a augmenté ma sympathie pour lui, car ta famille aussi, mon Éva, est d’origine française, et depuis bien longtemps établie à l’étranger ; malheureusement, le pauvre prince a perdu depuis plusieurs années cette femme qu’il adorait !

« Tiens, mon Éva bien-aimée, ma main tremble en écrivant ces mots : je suis faible, je suis fou... mais, hélas ! mon cœur se serre, se brise... Si un pareil malheur m’arrivait !...