cela signifie qu’il faut que le 13 février 1832 nous soyons à Paris, rue Saint-François, numéro trois.

– Mais pour quoi faire ?

– Votre pauvre mère a été si vite saisie par la maladie, qu’elle n’a pu me le dire ; tout ce que je sais, c’est que cette médaille lui venait de ses parents ; c’était une relique gardée dans sa famille depuis cent ans et plus.

– Et comment notre père la possédait-il ?

– Parmi les objets mis à la hâte dans sa voiture lorsqu’il avait été violemment emmené de Varsovie, se trouvait un nécessaire appartenant à votre mère, où était cette médaille ; depuis, le général n’avait pu la renvoyer, n’ayant aucun moyen de communication et ignorant où nous étions.

– Cette médaille est donc bien importante pour nous ?

– Sans doute, car, depuis quinze ans, jamais je n’avais vu votre mère plus heureuse que le jour où le voyageur la lui a apportée... « Maintenant le sort de mes enfants sera peut-être aussi beau qu’il a été jusqu’ici misérable, me disait-elle devant l’étranger, avec des larmes de joie dans les yeux ; je vais demander au gouverneur de Sibérie la permission d’aller en France avec mes filles... On trouvera peut-être que j’ai été assez punie par quinze années d’exil et par la confiscation de mes biens... Si l’on me refuse... je resterai ; mais on m’accordera au moins d’envoyer mes enfants en France, où vous les conduirez, Dagobert ; vous partirez tout de suite, car il y a déjà malheureusement bien du temps perdu... et si vous n’arriviez pas le 13 février prochain, cette cruelle séparation, ce voyage si pénible, auraient été inutiles. »

– Comment, un seul jour de retard ?...

– Si nous arrivons le 14 au lieu du 13, il ne serait plus temps, disait votre mère ; elle m’a aussi donné une grosse lettre que je devais mettre à la poste, pour la France, dans la première ville que nous traverserions, c’est ce que j’ai fait.

– Et crois-tu que nous serons à Paris à temps ?

– Je l’espère ; cependant, si vous en aviez la force, il faudrait doubler quelques étapes, car en ne faisant que nos cinq lieues par jour, et même sans accident, nous n’arriverions à Paris au plus tôt que vers le commencement de février, et il vaudrait mieux avoir plus d’avance.

– Mais, puisque notre père est dans l’Inde, et que, condamné à mort, il ne peut pas rentrer en France, quand le reverrons-nous donc ?

– Et où le reverrons-nous ?

– Pauvres enfants, c’est vrai... il y a tant de choses que vous ne savez pas ! Quand le voyageur l’a quitté, le général ne pouvait pas revenir en France, c’est vrai, mais maintenant il le peut.

– Et pourquoi le peut-il ?

– Parce que, l’an passé, les Bourbons, qui l’avaient exilé, ont été chassés à leur tour... la nouvelle en sera arrivée dans l’Inde, et votre père viendra certainement vous attendre à Paris, puisqu’il espère que vous et votre mère y serez le 13 février de l’an prochain.

– Ah ! maintenant je comprends : nous pouvons espérer de le revoir, dit Rose en soupirant.

– Sais-tu comment il s’appelle, ce voyageur, Dagobert ?

– Non, mes enfants... mais, qu’il s’appelle Pierre ou Jacques, c’est un vaillant homme. Quand il a quitté votre mère, elle l’a remercié en pleurant d’avoir été si dévoué, si bon pour le général, pour elle, pour ses enfants. Alors il a serré ses mains dans les siennes, et il lui a dit avec une voix douce qui m’a remué malgré moi : « Pourquoi me remercier ? n’a-t-il pas dit : Aimez-vous les uns les autres ? »

– Qui ça, Dagobert ?

– Oui, de qui voulait parler le voyageur ?

– Je n’en sais rien ; seulement la manière dont il a prononcé ces mots m’a frappé, et ce sont les derniers qu’il ait dits.

– Aimez-vous les uns les autres... répéta Rose toute pensive.

– Comme elle est belle, cette parole !... ajouta Blanche.

– Et où allait-il, ce voyageur ?

– Bien loin... bien loin dans le Nord, a-t-il répondu à votre mère. En le voyant s’en aller, elle me disait, en parlant de lui : « Son langage doux et triste m’a attendrie jusqu’aux larmes ; pendant le temps qu’il m’a parlé, je me sentais meilleure, j’aimais davantage encore mon mari, mes enfants, et pourtant, à voir l’expression de la figure de cet étranger, on dirait qu’il n’a jamais ni souri ni pleuré », ajoutait votre mère. Quand il s’en est allé, elle et moi, debout à la porte, nous l’avons suivi des yeux tant que nous avons pu. Il marchait la tête baissée. Sa marche était lente... calme... ferme... on aurait dit qu’il comptait ses pas... Et à propos de son pas, j’ai encore remarqué une chose.

– Quoi donc, Dagobert ?

– Vous savez que le chemin qui menait à la maison était toujours humide à cause de la petite source qui débordait...

– Oui.

– Eh bien ! la marque de ses pas était restée sur la glaise, et j’ai vu que sous la semelle il y avait des clous arrangés en croix...

– Comment donc, en croix ?

– Tenez, dit Dagobert en posant sept fois son doigt sur la couverture du lit, tenez, ils étaient arrangés ainsi sous son talon : vous voyez, ça forme une croix.

– Qu’est-ce que cela peut signifier, Dagobert ?

– Le hasard, peut-être... oui... le hasard, et pourtant, malgré moi, cette diable de croix qu’il laissait après lui m’a fait l’effet d’un mauvais présage, car à peine a-t-il été parti que nous avons été accablés coup sur coup.

– Hélas ! la mort de notre mère...

– Oui, mais avant... autre chagrin ! Vous n’étiez pas encore venues, elle écrivait sa supplique pour demander la permission d’aller en France ou de vous y envoyer, lorsque j’entends le galop d’un cheval ; c’était un courrier du gouverneur général de la Sibérie. Il nous apportait l’ordre de changer de résidence ; sous trois jours, nous devions nous joindre à d’autres condamnés pour être conduits avec eux à quatre cents lieues plus au nord. Ainsi, après quinze ans d’exil, on redoublait de cruauté, de persécution envers votre mère...

– Et pourquoi la tourmenter ainsi ?

– On aurait dit qu’un mauvais génie s’acharnait contre elle, car quelques jours plus tard, le voyageur ne nous trouvait plus à Milosk, ou s’il nous eût retrouvés plus tard, c’était si loin, que cette médaille et les papiers qu’il apportait ne servaient plus à rien... puisque, ayant pu partir tout de suite, c’est à peine si nous arriverons à temps à Paris. « On aurait intérêt à empêcher moi ou mes enfants d’aller en France, qu’on n’agirait pas autrement, disait votre mère, car nous exiler maintenant à quatre cents lieues plus loin, c’est rendre impossible ce voyage en France dont le terme est fixé. » Et elle se désespérait à cette idée.

– Peut-être ce chagrin imprévu a-t-il causé sa maladie subite ?

– Hélas ! non, mes enfants ; c’est cet infernal choléra, qui arrive sans qu’on sache d’où il vient, car il voyage lui aussi... et il vous frappe comme le tonnerre ; trois heures après le départ du voyageur, quand vous êtes revenues de la forêt toutes gaies, toutes contentes, avec vos gros bouquets de fleurs pour votre mère...