Son cheval était mort, il se trouvait sans papiers, sans argent, et un jour, un seul jour de retard ruinait la dernière espérance des deux sœurs, rendait inutile ce long et pénible voyage.

Les gens fortement trempés, et le vétéran était de ce nombre, préfèrent les grands périls, les positions menaçantes, mais nettement tranchées, à ces angoisses vagues qui précèdent un malheur définitif.

Dagobert, servi par son bon sens, par son admirable dévouement, comprit qu’il n’avait de ressource que dans la justice du bourgmestre, et que tous ses efforts devaient tendre à se rendre ce magistrat favorable ; il essuya donc ses yeux aux draps du lit, se releva, droit, calme, résolu, et dit aux orphelines.

– Ne craignez rien... mes enfants ; il faudra bien que ce soit notre sauveur qui arrive.

– Allez-vous appeler votre chien !... cria l’hôtelier, toujours retenu sur l’escalier par Rabat-Joie, sentinelle vigilante, qui continuait de lui disputer le passage. Il est donc enragé, cet animal-là ? Attachez-le donc ! N’avez-vous pas déjà assez causé de malheurs dans ma maison ?... Je vous dis que M. le bourgmestre veut vous interroger à votre tour, puisqu’il vient d’entendre Morok.

Dagobert passa la main dans ses cheveux gris et sur sa moustache, agrafa le col de sa houppelande, brossa ses manches avec ses mains, afin de se donner le meilleur air possible, sentant que le sort des orphelines allait dépendre de son entretien avec le magistrat. Ce ne fut pas sans un violent battement de cœur qu’il mit la main sur la serrure après avoir dit aux petites filles, de plus en plus effrayées de tant d’événements :

– Enfoncez-vous bien dans votre lit, mes enfants... S’il faut absolument que quelqu’un entre ici, le bourgmestre y entrera seul...

Puis, ouvrant la porte, le soldat s’avança sur le palier et dit :

– À bas !... Rabat-Joie... ici !

Le chien obéit avec une répugnance marquée. Il fallut que son maître lui ordonnât deux fois de s’abstenir de toute manifestation malfaisante à l’encontre de l’hôtelier ; ce dernier, une lanterne d’une main et son bonnet de l’autre, précédait respectueusement le bourgmestre, dont la figure magistrale se perdait dans la pénombre de l’escalier.

Derrière le juge, et quelques marches plus bas que lui, on voyait vaguement, éclairés par une autre lanterne, les visages curieux des gens de l’hôtellerie. Dagobert, après avoir fait rentrer Rabat-Joie dans sa chambre, ferma la porte et avança de deux pas sur le palier, assez spacieux pour contenir plusieurs personnes, et à l’angle duquel se trouvait un banc de bois à dossier.

Le bourgmestre, arrivant à la dernière marche de l’escalier, parut surpris de voir Dagobert fermer la porte, dont il semblait lui interdire l’entrée.

– Pourquoi fermez-vous cette porte ? demanda-t-il d’un ton brusque.

– D’abord, parce que deux jeunes filles qui m’ont été confiées, sont couchées dans cette pièce ; et ensuite, parce que votre interrogatoire inquiéterait ces enfants, répondit Dagobert... Asseyez-vous sur ce banc et interrogez-moi ici, monsieur le bourgmestre ; cela vous est égal, je pense ?

– Et de quel droit prétendez-vous m’imposer le lieu de votre interrogatoire ? demanda le juge d’un air mécontent.

– Oh ! je ne prétends rien, monsieur le bourgmestre, se hâta de dire le soldat, craignant avant tout d’indisposer son juge. Seulement, comme ces jeunes filles sont couchées et déjà toutes tremblantes, vous feriez preuve de bon cœur si vous vouliez bien m’interroger ici.

– Hum... ici, dit le magistrat avec humeur. Belle corvée ! c’était bien la peine de me déranger au milieu de la nuit... Allons, soit, je vous interrogerai ici...

Puis, se tournant vers l’aubergiste :

– Posez votre lanterne sur ce banc, et laissez-nous...

L’aubergiste obéit, et descendit suivi des gens de sa maison, aussi contrarié que ceux-ci de ne pouvoir assister à l’interrogatoire.

Le vétéran resta seul avec le magistrat.

 

 

XIII

 

Le jugement

 

Le digne bourgmestre de Mockern était coiffé d’un bonnet de drap et enveloppé d’un manteau ; il s’assit pesamment sur le banc. C’était un gros homme de soixante ans environ, d’une figure rogue et renfrognée ; de son poing rouge et gras, il frottait fréquemment ses yeux, gonflés et rougis par un brusque réveil.

Dagobert, debout, tête nue, l’air soumis et respectueux, tenant son vieux bonnet de police entre ses deux mains, tâchait de lire sur la maussade physionomie de son juge quelles chances il pouvait avoir de l’intéresser à son sort, c’est-à-dire à celui des orphelines. Dans ce moment critique, le pauvre soldat appelait à son aide tout son sang-froid, toute sa raison, toute son éloquence, toute sa résolution : lui qui vingt fois avait bravé la mort avec un froid dédain ; lui qui, calme et assuré, n’avait jamais baissé les yeux devant le regard d’aigle de l’empereur, son héros, son dieu..., se sentait interdit, tremblant, devant ce bourgmestre de village à figure malveillante. De même aussi, quelques heures auparavant, il avait dû subir, impassible et résigné, les provocations du Prophète, pour ne pas compromettre la mission sacrée dont une mère mourante l’avait chargé, montrant ainsi à quel héroïsme d’abnégation peut atteindre une âme honnête et simple.

– Qu’avez-vous à dire... pour votre justification ? Voyons, dépêchons... demanda brutalement le juge avec un bâillement d’impatience.

– Je n’ai pas à me justifier... j’ai à me plaindre, monsieur le bourgmestre, dit Dagobert d’une voix ferme.

– Croyez-vous m’apprendre dans quels termes je dois vous poser mes questions ? s’écria le magistrat d’un ton si aigre que le soldat se reprocha d’avoir déjà si mal engagé l’entretien.

Voulant apaiser son juge, il s’empressa de répondre avec soumission :

– Pardon, monsieur le bourgmestre, je me serai mal expliqué ; je voulais seulement dire que dans cette affaire je n’avais aucun tort.

– Le Prophète dit le contraire.

– Le Prophète... répondit le soldat d’un air de doute.

– Le Prophète est un pieux et honnête homme incapable de mentir, reprit le juge.

– Je ne peux rien dire à ce sujet, mais vous avez trop de cœur, monsieur le bourgmestre, pour me donner tort sans m’écouter... ce n’est pas un homme comme vous qui ferait une injustice... oh ! cela se voit tout de suite.

En se résignant ainsi, malgré lui, au rôle de courtisan, Dagobert adoucissait le plus possible sa grosse voix, et tâchait de donner à son austère figure une expression souriante, avenante et flatteuse.

– Un homme comme vous, ajouta-t-il en redoublant d’aménité, un juge si respectable... n’entend pas que d’une oreille.

– Il ne s’agit pas d’oreilles... mais d’yeux, et quoique les miens me cuisent comme si je les avais frottés avec des orties, j’ai vu la main du dompteur de bêtes horriblement blessée.

– Oui, monsieur le bourgmestre, c’est bien vrai ; mais songez que s’il avait fermé ses cages et sa porte, tout cela ne serait pas arrivé.

– Pas du tout, c’est votre faute : il fallait solidement attacher votre cheval à sa mangeoire.

– Vous avez raison, monsieur le bourgmestre ; certainement, vous avez raison, dit le soldat d’une voix de plus en plus affable et conciliante. Ce n’est pas un pauvre diable comme moi qui vous contredira. Cependant, si l’on avait, par méchanceté, détaché mon cheval...