pour le faire aller à la ménagerie... vous avouerez n’est-ce pas ? que ce n’est plus ma faute ; ou du moins, vous l’avouerez si cela vous fait plaisir, se hâta de dire le soldat, je n’ai pas le droit de vous rien commander.
– Et pourquoi diable voulez-vous qu’on vous ait joué ce mauvais tour ?
– Je ne le sais pas, monsieur le bourgmestre, mais...
– Vous ne le savez pas... eh bien ! ni moi non plus, dit impatiemment le bourgmestre. Ah ! mon Dieu ! que de sottes paroles pour une carcasse de cheval mort !
Le visage du soldat, perdant tout à coup son expression d’aménité forcée, redevint sévère ; il répondit d’une voix grave et émue :
– Mon cheval est mort..., ce n’est plus qu’une carcasse, c’est vrai ; et il y a une heure, quoique bien vieux, il était plein de courage et d’intelligence... il hennissait joyeusement à ma voix... et chaque soir il léchait les mains des deux pauvres enfants qu’il avait protégées tout le jour... comme autrefois il avait porté leur mère... Maintenant il ne portera plus personne, on le jettera à la voirie, les chiens le mangeront, et tout sera dit... Ce n’était pas la peine de me rappeler cela durement, monsieur le bourgmestre, car je l’aimais, moi, mon cheval.
À ces mots, prononcés avec une simplicité digne et touchante, le bourgmestre, ému malgré lui, se reprocha ses paroles.
– Je comprends que vous regrettiez votre cheval, dit-il d’une voix moins impatiente. Mais enfin, que voulez-vous ? c’est un malheur.
– Un malheur... oui, monsieur le bourgmestre, un bien grand malheur ! Les jeunes filles que j’accompagne étaient trop faibles pour entreprendre une longue route à pied, trop pauvres pour voyager en voiture... Pourtant il fallait que nous arrivassions à Paris avant le mois de février... Quand leur mère est morte, je lui ai promis de les conduire en France, car ces enfants n’ont plus que moi...
– Vous êtes donc leur...
– Je suis leur fidèle serviteur, monsieur le bourgmestre, et maintenant que mon cheval a été tué, qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Voyons, vous êtes bon, vous avez peut-être des enfants ? Si un jour ils se trouvaient dans la position de mes deux petites orphelines, ayant pour tout bien, pour toutes ressources au monde un vieux soldat qui les aime et un vieux cheval qui les porte... si, après avoir été bien malheureuses depuis leur naissance, oui, allez ! bien malheureuses, car mes filles sont filles d’exilés..., leur bonheur se trouvait au bout de ce voyage, et que, par la mort d’un cheval, ce voyage devînt impossible, dites, monsieur le bourgmestre, est-ce que ça ne vous remuerait pas le fond du cœur ? est-ce que vous ne trouveriez pas comme moi que la perte de mon cheval est irréparable ?
– Certainement, répondit le bourgmestre, assez bon au fond, et partageant involontairement l’émotion de Dagobert. Je comprends maintenant toute la gravité de la perte que vous avez faite, et puis ces orphelines m’intéressent. Quel âge ont-elles ?
– Quinze ans et deux mois... elles sont jumelles...
– Quinze ans et deux mois... à peu près l’âge de ma Frédérique.
– Vous avez une jeune demoiselle de cet âge ? reprit Dagobert, renaissant à l’espoir ; eh bien, monsieur le bourgmestre, franchement, le sort de mes pauvres petites ne m’inquiète plus... Vous nous ferez justice...
– Faire justice... c’est mon devoir ; après tout, dans cette affaire-là, les torts sont à peu près égaux : d’un côté, vous avez mal attaché votre cheval ; de l’autre, le dompteur de bêtes a laissé sa porte ouverte. Il m’a dit cela... « J’ai été blessé à la main... » mais vous répondez : « Mon cheval a été tué... et pour mille raisons, la mort de mon cheval est un dommage irréparable. »
– Vous me faites parler mieux que je ne parlerai jamais, monsieur le bourgmestre, dit le soldat avec un sourire humblement câlin, mais c’est le sens de ce que j’aurais dit, car, ainsi que vous le prétendez vous-même, monsieur le bourgmestre, ce cheval, c’était toute ma fortune, et il est bien juste que...
– Sans doute, reprit le bourgmestre en interrompant le soldat, vos raisons sont excellentes... Le Prophète... honnête et saint homme, d’ailleurs, avait à sa manière très habilement présenté les faits ; et puis, c’est une ancienne connaissance. Ici, voyez-vous, nous sommes presque tous fervents catholiques ; il donne à nos femmes, à très bon marché, de petits livres très édifiants, et il leur vend, vraiment à perte, des chapelets et des agnus Dei très bien confectionnés... Cela ne fait rien à l’affaire, me direz-vous, et vous aurez raison ; pourtant, ma foi, je vous l’avoue, j’étais venu ici dans l’intention...
– De me donner tort... n’est-ce pas, monsieur le bourgmestre ? dit Dagobert de plus en plus rassuré. C’est que vous n’étiez pas tout à fait réveillé... votre justice n’avait encore qu’un œil d’ouvert.
– Vraiment, monsieur le soldat, répondit le juge avec bonhomie, ça se pourrait bien, car je n’ai pas caché d’abord à Morok que je lui donnais raison ; alors il m’a dit, très généreusement du reste : « Puisque vous condamnez mon adversaire je ne veux pas aggraver sa position, et vous dire certaines choses... »
– Contre moi ?
– Apparemment ; mais, en généreux ennemi, il s’est tu lorsque je lui ai dit que, selon toute apparence, je vous condamnerais provisoirement à une amende envers lui, car je ne le cache pas, avant avoir entendu vos raisons j’étais décidé à exiger de vous une indemnité pour la blessure du Prophète.
– Voyez pourtant, monsieur le bourgmestre, comme les gens les plus justes et les plus capables peuvent être trompés, dit Dagobert redevenant courtisan.
Bien plus, il ajouta, en tâchant de prendre un air prodigieusement malicieux :
– Mais ils reconnaissent la vérité, et ce n’est pas eux que l’on met dedans, tout Prophète que l’on soit !
Par ce pitoyable jeu de mots, le premier, le seul que Dagobert eût jamais commis, l’on juge de la gravité de la situation et des efforts, des tentatives de toute sorte que faisait le malheureux pour capter la bienveillance de son juge.
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