Le bourgmestre ne comprit pas tout d’abord la plaisanterie ; il ne fut mis sur la voie que par l’air satisfait de Dagobert et par son coup d’œil interrogatif, qui semblait dire :

– Hein ! c’est charmant, j’en suis étonné moi-même.

Le magistrat se prit donc à sourire d’un air paterne, en hochant la tête ; puis il répondit, en aggravant encore le jeu de mots :

– Eh... eh... eh ! vous avez raison, le Prophète aura mal prophétisé... Vous ne lui payerez aucune indemnité ; je regarde les torts comme égaux, et les dommages comme compensés... Il a été blessé, votre cheval a été tué, partant vous êtes quittes.

– Et alors, combien croyez-vous qu’il me redoive ? demanda le soldat avec une étrange naïveté...

– Comment ?

– Oui, monsieur le bourgmestre... quelle somme est-ce qu’il me payera ?

– Quelle somme ?

– Oui ; mais avant de la fixer, je dois vous avertir d’une chose, monsieur le bourgmestre : je crois être dans mon droit en n’employant pas tout l’argent à l’acquisition d’un cheval... Je suis sûr qu’aux environs de Leipzig je trouverai une bête à bon marché chez les paysans... Je vous avouerai même, entre nous, qu’à la rigueur, si je trouvais un bon petit âne... je n’y mettrais pas d’amour-propre... J’aimerais mieux cela ; car, voyez-vous, après ce pauvre Jovial, la compagnie d’un autre cheval me serait pénible... Aussi je dois vous...

– Ah çà ! s’écria le bourgmestre en interrompant Dagobert, de quelle somme, de quel âne et de quel autre cheval venez-vous me parler ?... Je vous dis que vous ne deviez rien au Prophète et qu’il ne vous doit rien.

– Il ne me doit rien ?

– Vous avez la tête joliment dure, mon brave homme ; je vous répète que si les animaux du Prophète ont tué votre cheval, le Prophète a été blessé grièvement... Ainsi donc vous êtes quittes, ou, si vous l’aimez mieux, vous ne lui devez aucune indemnité et il ne vous en doit aucune... Comprenez-vous enfin ?

Dagobert, stupéfait, resta quelques moments sans répondre, en regardant le bourgmestre avec une angoisse profonde. Il voyait de nouveau ses espérances détruites par ce jugement.

– Pourtant, monsieur le bourgmestre, reprit-il d’une voix altérée, vous être trop juste pour ne pas faire attention à une chose : la blessure du dompteur ne l’empêche pas de continuer son état... et la mort de mon cheval m’empêche de continuer mon voyage ; il faut donc qu’il m’indemnise...

Le juge croyait avoir déjà beaucoup fait pour Dagobert en ne le rendant pas responsable de la blessure du Prophète, car Morok, nous l’avons dit, exerçait une certaine influence sur les catholiques du pays, et surtout sur leurs femmes, par son débit de bimbeloterie dévote ; l’on savait, de plus, qu’il était appuyé par quelques personnes éminentes. L’insistance du soldat blessa donc le magistrat, qui, reprenant sa physionomie rogue, répondit sèchement :

– Vous me feriez repentir de mon impartialité. Comment, au lieu de me remercier, vous demandez encore !

– Mais, monsieur le bourgmestre... je demande une chose juste... Je voudrais être blessé à la main comme le Prophète et pouvoir continuer ma route.

– Il ne s’agit pas de ce que vous voudriez ou non... j’ai prononcé... c’est fini.

– Mais...

– Assez... assez... Passons à autre chose... Vos papiers ?

– Oui, nous allons parler de mes papiers... mais je vous en supplie, monsieur le bourgmestre, ayez pitié de ces deux enfants qui sont là... Faites que nous puissions continuer notre voyage... et...

– J’ai fait tout ce que je peux faire... plus même peut-être que je n’aurais dû... Encore une fois, vos papiers ?

– D’abord il faut que je vous explique...

– Pas d’explication...