vos papiers... Préférez-vous que je vous fasse arrêter comme vagabond ?

– Moi !... m’arrêter !...

– Je veux dire que si vous refusiez de me donner vos papiers, ce serait comme si vous n’en aviez pas... Or, les gens qui n’en ont pas, on les arrête jusqu’à ce que l’autorité ait décidé sur eux... Voyons vos papiers... Finissons, j’ai hâte de retourner chez moi.

La position de Dagobert devenait d’autant plus accablante, qu’un moment il s’était laissé entraîner à un vif espoir. Ce fut un dernier coup à ajouter à ce que le vétéran souffrait depuis le commencement de cette scène ; épreuve aussi cruelle que dangereuse pour un homme de cette trempe, d’un caractère droit, mais entier ; loyal, mais rude et absolu ; pour un homme, enfin, qui, longtemps soldat, et soldat victorieux, s’était malgré lui habitué envers le bourgeois à de certaines formules singulièrement despotiques.

À ces mots : Vos papiers ! Dagobert devint très pâle, mais il tâcha de cacher ses angoisses sous un air d’assurance qu’il croyait propre à donner au magistrat une bonne opinion de lui.

– En deux mots, monsieur le bourgmestre, je vais vous dire la chose... Rien n’est plus simple... Ça peut arriver à tout le monde... Je n’ai pas l’air d’un mendiant ou d’un vagabond, n’est-ce pas ? Et puis enfin... vous comprenez qu’un honnête homme qui voyage avec deux jeunes filles...

– Que de paroles !... Vos papiers ?

Deux puissants auxiliaires vinrent, par un bonheur inespéré, au secours du soldat. Les orphelines, de plus en plus inquiètes, et entendant toujours Dagobert parler sur le palier, s’étaient levées et habillées ; de sorte qu’au moment où le magistrat disait d’une voix brusque : Que de paroles !... Vos papiers ? Rose et Blanche, se tenant par la main, sortirent de la chambre.

À la vue de ces deux ravissantes figures, que leurs pauvres vêtements de deuil rendaient encore plus intéressantes, le bourgmestre se leva, frappé de surprise et d’admiration. Par un mouvement spontané, chaque sœur prit une main de Dagobert et se serra contre lui en regardant le magistrat d’un air à la fois inquiet et candide. C’était un tableau si touchant que ce vieux soldat présentant pour ainsi dire à son juge ces deux gracieuses enfants aux traits remplis d’innocence et de charme, que le bourgmestre, par un nouveau retour à des sentiments pitoyables, se sentit vivement ému ; Dagobert s’en aperçut. Aussi, avançant, et tenant toujours les orphelines par la main, il lui dit d’une voix pénétrée :

– Les voilà, ces pauvres petites, monsieur le bourgmestre, les voilà. Est-ce que je peux vous montrer un meilleur passeport ?

Et, vaincu par tant de sensations pénibles, continues, précipitées, Dagobert sentit malgré lui ses yeux devenir humides.

Quoique naturellement brusque et rendu plus maussade encore par l’interruption de son sommeil, le bourgmestre ne manquait ni de bon sens ni de sensibilité. Il comprit donc qu’un homme ainsi accompagné devait difficilement inspirer de la défiance.

– Pauvres chères enfants... dit-il en les examinant avec un intérêt croissant, orphelines si jeunes... Et elles viennent de bien loin !...

– Du fond de la Sibérie, monsieur le bourgmestre, où leur mère était exilée avant leur naissance... Voilà plus de cinq mois que nous voyageons à petites journées... N’est-ce pas déjà assez dur pour des enfants de cet âge !... C’est pour elles que je vous demande grâce et appui, pour elles que tout accable aujourd’hui, car tout à l’heure, en venant chercher mes papiers... dans mon sac, je n’ai plus retrouvé mon portefeuille, où ils étaient avec ma bourse et ma croix... car enfin, monsieur le bourgmestre, pardon, si je vous dis cela... ce n’est pas par gloriole... mais j’ai été décoré de la main de l’empereur, et un homme qu’il a décoré de sa main, voyez-vous, ne peut pas être un mauvais homme, quoiqu’il ait malheureusement perdu ses papiers... et sa bourse... Car voilà où nous en sommes, et c’est ce qui me rendait si exigeant pour l’indemnité.

– Et comment...